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LA CITÉ DE DIEU

fait servir, dit-il, une matière vile et insensible à représenter la majesté inviolable des dieux immortels ; on nous les montre sous la figure d’hommes, de bêtes, de poissons ; on ose même leur donner des corps à double sexe, et ces objets, qui seraient des monstres s’ils étaient animés, on les appelle des dieux ! » Il en vient ensuite à la théologie naturelle, et après avoir rapporté les opinions de quelques philosophes, il se fait l’objection que voici : « Quelqu’un dira : me fera-t-on croire que le ciel et la terre sont des dieux, qu’il y a des dieux au-dessus de la lune et d’autres au dessous ? Et comment écouter patiemment Platon et Straton le Péripatéticien, l’un qui fait Dieu sans corps, l’autre qui le fait sans âme ? » À quoi Sénèque répond : « Trouvez-vous mieux votre compte dans les institutions de Titius Tatius ou de Romulus ou de Tullus Hostilius ? Titus Tatius a élevé des autels à la déesse Cloacina et Romulus aux dieux Picus et Tibérinus ; Hostilius a divinisé la Peur et la Pâleur, qui ne sont autre chose que de violentes passions de l’homme, celle-là un mouvement de l’âme interdite, celle-ci un mouvement du corps, pas même une maladie, une simple altération du visage ». Aimez-vous mieux, demande Sénèque, croire à de telles divinités, et leur donnerez-vous une place dans le ciel ? Mais il faut voir avec quelle liberté il parle de ces mystères aussi cruels que scandaleux : « L’un, dit-il, se retranche les organes de la virilité ; l’autre se fait aux bras des incisions. Comment craindre la colère d’une divinité quand on se la rend propice par de telles infamies ? Si les dieux veulent un culte de cette espèce, ils n’en méritent aucun. Quel délire, quelle aveugle fureur de s’imaginer qu’on fléchira les dieux par des actes qui répugneraient à la cruauté des hommes ! Les tyrans, dont la férocité traditionnelle a servi de sujet aux tragédies, ont fait déchirer les mamelles de leurs victimes ; ils ne les ont pas obligées de se déchirer de leurs propres mains. On a mutilé des malheureux pour les faire servir aux voluptés des rois ; mais il n’a jamais été commandé à un esclave de se mutiler lui-même. Ces insensés, au contraire, se déchirent le corps au milieu des temples, et leur prière aux dieux, ce sont des blessures et du sang. Examinez à loisir ce qu’ils font et ce qu’ils souffrent, vous verrez des actes si indignes de personnes d’honneur, d’hommes libres, d’esprits sains, que vous croiriez avoir affaire à une folie furieuse, si les fous n’étaient pas en si grand nombre. Leur multitude est la seule caution de leur bon sens ».

Sénèque rappelle ensuite avec le même courage ce qui se passe en plein Capitole, et, en vérité, de pareilles choses, si elles ne sont pas une folie, ne peuvent être qu’une dérision. En effet, dans les mystères d’Égypte, on pleure Osiris perdu, puis on se réjouit de l’avoir retrouvé et sans avoir, après tout, rien retrouvé ni perdu, on fait paraître la même joie et la même douleur que si tout cela était le plus vrai du monde : « Toutefois, dit Sénèque, cette fureur a une durée limitée ; on peut être fou une fois l’an ; mais montez au Capitole, vous rougirez des extravagances qui s’y commettent et de l’audace avec laquelle la folie s’étale en public. L’un montre à Jupiter les dieux qui viennent le saluer, l’autre lui annonce l’heure qu’il est ; celui-ci fait l’office d’huissier, celui-là joue le rôle de parfumeur et agite ses bras comme s’il répandait des essences. Junon et Minerve ont leurs dévotes, qui, sans se tenir près de leurs statues et même sans venir dans leurs temples, ne laissent pas de remuer les doigts à leur intention, en imitant les mouvements des coiffeuses. Il y en a qui tiennent le miroir ; d’autres prient les dieux de s’intéresser à leurs procès et d’assister aux plaidoiries ; tel autre leur présente un placet ou leur explique son affaire. Un ancien comédien en chef, vieillard décrépit, jouait chaque jour ses rôles au Capitole, comme si un acteur abandonné des hommes était encore assez bon pour les dieux. Enfin, il se trouve là toute une troupe d’artisans de toute espèce qui travaille pour les dieux immortels ». Un peu après, Sénèque ajoute encore : « Toutefois, si ces sortes de gens rendent à la divinité des services inutiles, du moins ne lui en rendent-ils pas de honteux. Mais il y a des femmes qui viennent s’asseoir au Capitole, persuadées que Jupiter est amoureux d’elles, et Junon elle-même, fort colérique déesse, à ce qu’assurent les poëtes, Junon ne leur fait pas peur[1] ».

Varron ne s’est pas expliqué avec cette liberté ; il n’a eu de courage que pour réprouver la théologie fabuleuse, laissant à Sénèque l’honneur de battre en brèche la théologie

  1. Voyez encore dans Sénèque la lettre XCV.