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LIVRE V. — ANCIENNES MŒURS DES ROMAINS.

rissables de la Cité d’en haut, nous avons vu les Juifs justement livrés à l’empire romain pour servir de trophée à sa gloire : c’est que Dieu a voulu que ceux qui avaient recherché et conquis par leurs vertus, quoique purement humaines, la gloire des hommes, soumissent à leur joug une nation criminelle qui avait rejeté et mis à mort le Dispensateur de la véritable gloire, le Roi de l’éternelle Cité.

CHAPITRE XIX.
EN QUOI L’AMOUR DE LA GLOIRE DIFFÈRE DE L’AMOUR DE LA DOMINATION.

Il y a certainement de la différence entre l’amour de la gloire et l’amour de la domination ; car bien que l’amour immodéré de la gloire conduise à la passion de dominer, ceux qui aiment ce qu’il y a de plus solide dans les louanges des hommes n’ont garde de déplaire aux bons esprits. Parmi les vertus, en effet, il en est plusieurs dont beaucoup d’hommes sont bons juges, quoiqu’elles soient pratiquées par un petit nombre, et c’est par là que marchent à la gloire et à la domination ceux dont Salluste dit qu’ils suivent la bonne voie[1]. Au contraire, quiconque désire la domination sans avoir cet amour de la gloire qui fait qu’on craint de déplaire aux bons esprits, aucun moyen ne lui répugne, pas même les crimes les plus scandaleux, pour contenter sa passion. Tout au moins celui qui aime la gloire, s’il ne prend pas la bonne voie, se sert de ruses et d’artifices pour paraître ce qu’il n’est pas. Aussi est-ce à un homme vertueux une grande vertu de mépriser la gloire, puisque Dieu seul en est le témoin et que les hommes n’en savent rien. Et, en effet, quoi qu’on fasse devant les hommes pour leur persuader qu’on méprise la gloire, on ne peut guère les empêcher de soupçonner que ce mépris ne cache le désir d’une gloire plus grande. Mais celui qui méprise en réalité les louanges des hommes, méprise aussi leurs soupçons téméraires, sans aller toutefois, s’il est vraiment homme de bien, jusqu’à mépriser leur salut ; car la vertu véritable, qui vient du Saint-Esprit, porte le véritable juste à aimer même ses ennemis, à les aimer jusqu’au point de les voir avec joie devenir, en se corrigeant, ses compagnons de félicité, non dans la patrie d’ici-bas, mais dans celle d’en haut. Et quant à ceux qui le louent, bien qu’il soit insensible à leurs louanges, il ne l’est pas à leur affection ; aussi, ne voulant pas être au-dessous de leur estime, de crainte d’être au-dessous de leur affection, il s’efforce de tourner leurs louanges vers l’Être souverain de qui nous tenons tout ce qui mérite en nous d’être loué. Quant à celui qui, sans être sensible à la gloire, désire ardemment la domination, il est plus cruel et plus brutal que les bêtes. Il s’est rencontré chez les Romains quelques hommes de cette espèce, indifférents à l’estime et toutefois très-avides de dominer. Parmi ceux dont l’histoire fait mention, l’empereur Néron mérite incontestablement le premier rang. Il était si amolli par la débauche qu’on n’aurait redouté de lui rien de viril, et si cruel qu’on n’aurait rien soupçonné en lui d’efféminé, si on ne l’eût connu. Et pourtant la puissance souveraine n’est donnée à de tels hommes que par la providence de Dieu, quand il juge que les peuples méritent de tels maîtres. Sa parole est claire sur ce point ; c’est la sagesse même qui parle ainsi : « C’est moi qui fais régner les rois et dominer les tyrans[2] ». Et afin qu’on n’entende pas ici tyran dans le sens de roi puissant, selon l’ancienne acception du mot[3], adoptée par Virgile dans ce vers :

« Ce sera pour moi un gage de paix d’avoir touché la droite du tyran des Troyens[4] »,

il est dit clairement de Dieu en un autre endroit : « C’est lui qui fait régner les princes fourbes, à cause des péchés du peuple[5] ». Ainsi, bien que j’aie assez établi, selon mes forces, pourquoi le seul Dieu véritable et juste a aidé les Romains à fonder un si grand empire, en récompense de ce que le monde appelle leurs vertus, il se peut toutefois qu’il y ait une raison plus cachée de leur prospérité ; car Dieu sait ce que méritent les peuples et nous l’ignorons. Mais il n’importe, pourvu qu’il demeure constant pour tout homme pieux qu’il n’y a pas de véritable vertu sans une véritable piété, c’est-à-dire sans le vrai culte du vrai Dieu, et que c’est une vertu fausse que celle qui a pour fin la gloire humaine ; bien toutefois que ceux qui ne sont pas citoyens de la Cité éternelle, nommée dans

  1. Voyez plus haut, ch. 12.
  2. Prov. VIII, 15.
  3. Voyez Servius ad Æneid., lib. IV, v. 320.
  4. Virgile, Énéide, lib. VII, vers. 266.
  5. Job. XXXIV, 30.