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LA CITÉ DE DIEU.

à l’amour de la gloire, osera-t-on prétendre avoir fait quelque chose de considérable pour la prédication de l’Évangile, qui délivre les hommes de mille erreurs pour les ramener vers la patrie véritable, par cela seul qu’on se sera conformé à cette parole du Seigneur, disant à un de ses disciples préoccupé d’ensevelir son père : « Suis-moi, et laisse les morts ensevelir leurs morts[1] ». Si Régulus[2], pour ne pas manquer de parole à de cruels ennemis, retourna parmi eux, ne pouvant plus, disait-il, vivre à Rome avec honneur, après avoir été esclave des Africains ; s’il expia par les plus horribles supplices le conseil qu’il avait donné au sénat de repousser les offres de Carthage, quels tourments le chrétien ne doit-il pas mépriser pour garder sa foi envers cette patrie dont l’heureuse possession est le prix de cette foi même ? Et rendra-t-il au Seigneur tout ce qu’il lui doit en retour des biens qu’il en a reçus, s’il souffre, pour garder sa foi envers son bienfaiteur, ce que Régulus souffrit pour garder la sienne envers des ennemis impitoyables ? Comment osera-t-il s’enorgueillir d’avoir embrassé la pauvreté afin de marcher d’un pas plus libre dans la voie qui mène à la patrie dont Dieu fait toute la richesse, quand il peut savoir que L. Valérius[3], mort consul, était si pauvre que le peuple dut contribuer aux frais de ses funérailles ; que Quintus Cincinnatus[4], dont la fortune se bornait à quatre arpents de terre qu’il cultivait lui-même, fut tiré de la charrue pour être fait dictateur, et qu’après avoir vaincu les ennemis et s’être couvert d’une gloire immortelle, il resta pauvre comme auparavant ? Ou qui croira avoir fait preuve d’une grande vertu en ne se laissant pas entraîner par l’attrait des biens de ce monde loin de la patrie bienheureuse, lorsqu’il voit Fabricius rejeter toutes les offres de Pyrrhus, roi d’Épire, même le quart de son royaume, pour ne pas quitter Rome et y rester pauvre et simple citoyen ? En effet, au temps où la république était opulente, où florissait vraiment la chose publique, la chose du peuple, la chose de tous, les particuliers étaient si pauvres, qu’un personnage, qui avait été deux fois consul, fut chassé du sénat par le censeur, parce qu’il avait dans sa maison dix marcs de vaisselle d’argent[5] Or, si telle était la pauvreté de ces hommes dont les victoires enrichissaient le trésor public, les chrétiens qui mettent leurs biens en commun pour une fin tout autrement excellente, c’est-à-dire pour se conformer à ce qui est écrit dans les Actes des Apôtres : « Qu’il soit distribué à chacun selon ses besoins, et que nul ne possède rien en propre, mais que tout soit commun entre tous les fidèles[6] » ; les chrétiens, dis-je, doivent comprendre qu’ils n’ont aucun sujet de se glorifier de ce qu’ils font pour être admis dans la compagnie des anges, quand ces idolâtres en ont fait presque autant pour conserver la gloire du nom romain.

Il est assez clair que tous ces traits de grandeur et beaucoup d’autres, qui se rencontrent dans les annales de Rome, ne seraient point parvenus à un tel renom, si l’empire romain n’avait pris de prodigieux accroissements ; d’où l’on voit que cette domination si étendue, si persistante, illustrée par les vertus de si grands hommes, a eu deux principaux effets : elle a été pour les Romains amoureux de la gloire, la récompense où ils aspiraient, et puis elle nous offre, dans le spectacle de leurs grandes actions, un exemple qui nous avertit de notre devoir, afin que si nous ne pratiquons pas pour la glorieuse Cité de Dieu les vertus véritables dont les Romains n’embrassaient que l’image en travaillant à la gloire d’une cité de la terre, nous en ayons de la confusion, et que, si nous les pratiquons, nous n’en ayons pas de vanité. Car nous apprenons de l’Apôtre « que les souffrances de cette vie n’ont point de proportion avec la gloire future qui sera manifestée en nous[7] ». Quant à la gloire humaine et temporelle, la vertu des Romains y était proportionnée. Aussi, quand le Nouveau Testament, déchirant le voile de l’Ancien, est venu nous apprendre que le Dieu unique et véritable veut être adoré, non point en vue des biens terrestres et temporels que la Providence accorde également aux bons et aux méchants, mais en vue de la vie éternelle et des biens impé-

  1. Matt. viii, 22.
  2. Voyez plus haut, livre i, ch. 15 et 34.
  3. Il y a ici quelque inexactitude : Valérius Publicola n’avait pas pour surnom Lucius, mais Publias ; il ne mourut pas consul, mais un an après son consulat, comme l’attestent Tite-Live (lib. ii, cap. 16) et les autres historiens romains.
  4. Voyez Tite-Live, lib. iii, cap. 26, et Valère Maxime, lib. iv, cap. 4, § 7.
  5. Ce personnage se nommait P. Cornélius Ruffinus, et c’est Fabricius qui le fit exclure du sénat. Voyez Valère Maxime, lib. ii, cap. 9, § 4, et Aulu-Gelle, Noc. att., lib. iv, cap. 4.
  6. Act., ii, 44, 45, et iv, 32.
  7. Rom. viii, 18.