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LA CITÉ DE DIEU.

accompagnée de la domination. Aussi accueillaient-ils avec la plus grande faveur ces prophéties flatteuses que Virgile mit depuis dans la bouche de Jupiter :

« Junon même, l’implacable Junon, qui fatigue aujourd’hui de sa haine jalouse la mer, la terre et le ciel, prendra des sentiments plus doux et protégera, de concert avec moi, la nation qui porte la toge, devenue la maîtresse des autres nations. Telle est ma volonté ; un jour viendra où la maison d’Assaracus imposera son joug à la Thessalie et à l’illustre Mycènes, et dominera sur les Grecs vaincus[1] ».

On remarquera que Virgile fait prédire à Jupiter des événements accomplis de son temps et dont lui-même était témoin ; mais j’ai cité ses vers pour montrer que les Romains, après la liberté, ont tellement estimé la domination, qu’ils en ont fait le sujet de leurs plus hautes louanges. C’est encore ainsi que le même poëte préfère à tous les arts des nations étrangères l’art propre aux Romains, celui de régner et de gouverner, de vaincre et de soumettre les peuples :

« D’autres, dit-il, animeront l’airain d’un ciseau plus délicat, je le crois sans peine ; ils sauront tirer du marbre des figures pleines de vie. Leur parole sera plus éloquente ; leur compas décrira les mouvements célestes et marquera le lever des étoiles. Toi, Romain, souviens-toi de soumettre les peuples à ton empire. Tes arts, les voici : être l’arbitre de la paix, pardonner aux vaincus et dompter les superbes[2] ».

Les Romains, en effet, excellaient d’autant mieux dans ces arts qu’ils étaient moins adonnés aux voluptés qui énervent l’âme et le corps, et à ces richesses fatales aux bonnes mœurs qu’on ravit à des citoyens pauvres pour les prodiguer à d’infâmes histrions. Et comme cette corruption débordait de toutes parts au temps où Salluste écrivait et où chantait Virgile, on ne marchait plus vers la gloire par des voies honnêtes, mais par la fraude et l’artifice. Salluste nous le déclare expressément : « Ce fut d’abord l’ambition, dit-il, plutôt que la cupidité, qui remua les cœurs. Or, le premier de ces vices touche de plus près que l’autre à la vertu. En effet, l’homme de bien et le lâche désirent également la gloire, les honneurs, le pouvoir ; seulement l’homme de bien y marche par la bonne voie ; l’autre, à qui manquent les moyens honnêtes, prétend y arriver par la fraude et le mensonge[3] ». Quels sont ces moyens honnêtes de parvenir à la gloire, aux dignités, au pouvoir ? évidemment ils résident dans la vertu, seule voie où veuillent marcher les gens de bien. Voilà les sentiments qui étaient naturellement gravés dans le cœur des Romains, et je n’en veux pour preuve que ces temples qu’ils avaient élevés, l’un près de l’autre, à la Vertu et à l’Honneur, s’imaginant que ces dons de Dieu étaient des dieux. Rapprocher ces deux divinités de la sorte, c’était assez dire qu’à leurs yeux l’honneur était la véritable fin de la vertu ; c’est à l’honneur, en effet, que tendaient les hommes de bien, et toute la différence entre eux et les méchants, c’est que ceux-ci prétendaient arriver à leurs fins par des moyens déshonnêtes, par le mensonge et les tromperies.

Salluste a donné à Caton un plus bel éloge, quand il a dit de lui : « Moins il courait à la gloire, et plus elle venait à lui ». Qu’est-ce en effet que la gloire, dont les anciens Romains étaient si fortement épris, sinon la bonne opinion des hommes ? Or, au-dessus de la gloire il y a la vertu, qui ne se contente pas du bon témoignage des hommes, mais qui veut avant tout celui de la conscience. C’est pourquoi l’Apôtre a dit : « Notre gloire, à nous, c’est le témoignage de notre conscience[4] ». Et ailleurs : « Que chacun examine ses propres œuvres, et alors il trouvera sa gloire en lui-même et non dans les autres[5] ». Ce n’est donc pas à la vertu à courir après la gloire, les honneurs, le pouvoir, tous ces biens, en un mot, que les Romains ambitionnaient et que les gens de bien recherchaient par des moyens honnêtes ; c’est à ces biens, au contraire, à venir vers la vertu ; car la vertu véritable est celle qui se propose le bien pour objet, et ne met rien au-dessus. Ainsi, Caton eut tort de demander des honneurs à la république ; c’était à la république à les lui conférer, à cause de sa vertu, sans qu’il les eût sollicités.

Et toutefois, de ces deux grands contemporains, Caton et César, Caton est incontestablement celui dont la vertu approche le plus de la vérité. Voyez, en effet, ce qu’était alors la république et ce qu’elle avait été autrefois, au jugement de Caton lui-même : « Gardez-vous de croire, dit-il, que ce soit par les armes que nos ancêtres ont élevé la république, alors si petite, à un si haut point de grandeur. S’il en était ainsi, elle serait aujourd’hui plus florissante encore, puisque, ci-

  1. Virgile, Énéide, livre  i, vers 279 à 285.
  2. Ibid., livre vi, vers 847 et suiv.
  3. Salluste, De conj. Catil., cap. 11.
  4. ii Cor. i, 12.
  5. Galat. vi, 1.