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carré ou rond ? Qui osera le dire ? Cependant les yeux ne voient que des corps. Et il n’y a de juste dans l’homme que l’âme ; et quand on dit d’un homme qu’il est juste, c’est de son âme qu’on parle, et non de son corps. La justice est en effet une certaine beauté de l’âme, qui rend beaux les hommes, même la plupart de ceux dont le corps est tordu et difforme. Et comme les yeux ne voient pas l’âme, ils ne voient pas davantage sa beauté, comment donc celui qui n’est pas encore juste, connaît-il le juste, et l’aime-t-il pour le devenir lui-même ? Y aurait-il, dans les mouvements du corps, certain indice qui ferait voir que tel ou tel homme est juste ? Mais s’il ignore absolument ce que c’est qu’un juste, comment devinera-t-il les signes qui trahissent l’âme juste ? Il connaît donc le juste. Mais comment le connaissons-nous, même quand nous ne sommes pas justes ? si nous puisons cette connaissance hors de nous, ce ne peut être que dans un corps. Or ce n’est point ici l’affaire d’un corps. Et quand je pose la question, je ne peux en trouver la réponse qu’en moi-même. Si je demande à un autre ce que c’est que le juste, il cherche également la réponse au dedans de lui, et quiconque peut donner une réponse vraie, ne la trouve pas ailleurs qu’en lui-même. Quand je veux parler de Carthage, je cherche en moi quelque chose à dire et j’y trouve une Carthage imaginaire ; mais cette image, je l’ai perçue par le corps, c’est-à-dire par la sensation du corps, puisque j’ai été là corporellement, que j’ai vu la ville, que j’en ai éprouvé une impression qui m’est restée dans la mémoire, tellement que j’ai trouvé en moi le mot pour en parler, quand il m’a plu de le faire. Car cette forme imaginaire, fixée en ma mémoire, est le verbe même de Carthage, non pas en trois syllabes qu’on exprime quand on nomme Carthage, ou même le nom qui traverse sans bruit l’espace du temps mais ce que je vois dans mon âme, quand je prononce ces trois syllabes, ou même avant que je ne les prononce. Et si je veux parler d’Alexandrie, que je n’ai jamais vue, vite aussi une image se présente à mon esprit ; ayant entendu beaucoup de personnes dire que c’est une grande ville et les ayant crues sur parole, je m’en suis fait une certaine idée, calquée, autant que possible, sur leurs récits, et c’est là le verbe que je trouve en moi avant de prononcer les cinq syllabes, si connues de tout le monde à peu près. Et pourtant si je pouvais tirer de mon âme cette image et la montrer à ceux qui connaissent Alexandrie, sans doute tous diraient : Ce n’est pas elle ; ou s’ils disaient : C’est elle, j’en serais fort étonné ; puis la considérant en moi-même, c’est-à-dire son image ou son portrait, je ne pourrais m’assurer que c’est elle, mais je m’en rapporterais à ceux qui l’ont vue. Or, il n’en est pas ainsi, quand je cherche ce que c’est que le juste ; je ne le trouve pas, je ne le vois pas de cette manière, quand j’en parie ; on ne tombe pas ainsi d’accord sur ce que j’en puis dire, je n’approuve pas non plus tout ce que j’en entends dire, comme si j’avais vu de mes yeux ou perçu par quelqu’un de mes sens corporels quelque chose de ce genre, ou que j’en eusse entendu parler à d’autres qui l’avaient connu. En effet, quand je dis, et avec certitude de ce que j’avance : L’âme juste est celle qui, réglant sa vie et ses mœurs par la science et la raison, rend à chacun ce qui lui est dû ; mon esprit ne se porte pas vers un objet absent, comme serait Carthage par exemple, ni il ne se forge pas une image arbitraire, qui peut être vraie ou fausse, comme serait celle d’Alexandrie ; mais je vois quelque chose de présent, quelque chose qui est en moi, bien que ce ne soit pas moi, et beaucoup de ceux qui m’entendront seront-de mon avis. Et quiconque m’entend et m’approuve avec connaissance de cause, sciemment, en voit autant en lui-même, bien qu’il ne soit pas lui-même ce qu’il voit. Mais si c’est un juste qui parle, il voit et exprime ce qu’il est lui-même. Et où le voit-il, sinon en lui ? En quoi il n’y a rien d’étonnant : car où le verrait-il, si ce n’était en lui-même ? Le merveilleux est que l’âme voie en elle ce qu’elle n’a vu nulle part ailleurs, qu’elle voie ce qui est vrai, qu’elle voie la véritable âme juste, qu’elle soit une âme elle-même et ne soit pas l’âme juste qu’elle voit en elle. Y a-t-il donc une autre âme juste dans l’âme qui n’est pas encore juste ? Sinon, quelle âme voit-elle donc, quand elle voit et dit ce que c’est que l’âme juste, qu’elle n’en a point vu ailleurs qu’en elle-même, quoiqu’ elle-même ne soit pas âme juste ? Ce qu’elle voit est-il donc une vérité intérieure, présente à l’âme qui peut la voir ? Car tous ne le peuvent pas, et ceux qui le peuvent ne sont pas tous ce qu’ils voient, c’est-à-dire ne sont pas eux-mêmes des âmes justes, bien qu’ils puissent