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aussi est votre cœur[1] ». Amasser des trésors en terre c’est aussi mettre ton cœur sur la terre. Or, qu’arrivera-t-il à ton cœur ainsi placé sur la terre ? Il croupit, se corrompt, tombe en poussière. Élève bien haut ce que tu aimes, c’est là qu’il faut l’aimer, et garde-toi de croire que tu recevras le dépôt que tu fais. Tu mets en dépôt des choses mortelles, tu en recevras d’immortelles ; tu mets en dépôt ce qui est du temps, tu recevras des biens éternels, tu mets en dépôt des biens terrestres, tu en recevras de célestes ; enfin tu donnes en aumônes ce que t’a donné ton Seigneur, et tu recevras une récompense de ce même Seigneur. Mais, diras-tu, comment déposer tout cela dans le ciel, avec quelles machines pourrai-je y monter avec mon or, mon argent ? À quoi bon chercher des machines ? Transporte-les. Tes porteurs seront les pauvres, car le mépris du monde en a fait des porteurs. C’est enfin lancer une lettre de change, donner ici et recevoir là-bas. Et maintenant il n’est plus question de quelque mendiant en guenilles, mais de cette parole : « Ce que tu auras fait pour le moindre des miens, c’est pour moi que tu l’auras fait[2] ». C’est dans la personne du pauvre que reçoit celui qui a fait le pauvre ; et du riche que reçoit celui qui a fait le riche : il reçoit de ce qu’il a donné ; tu donnes au Christ son propre bien et non le tien. À quoi bon te vanter d’avoir trouvé beaucoup ici-bas ? Rappelle-toi comment tu es venu. Tu as tout trouvé ici-bas, et user mal de tout ce que tu as trouvé, c’est t’enfler d’orgueil. N’es-tu pas sorti nu des entrailles de ta mère ? Donne, dès lors, donne, afin de ne point perdre ce que tu as. Si tu donnes, tu trouveras là-haut, si tu ne donnes pas, tu laisseras tout ici ; donne ou ne donne pas, tu t’en iras toujours. Quelquefois cependant, pour ne point donner de son abondance aux pauvres, l’avarice trouve une excuse, mais futile, mais méprisable, et que l’oreille des fidèles ne saurait accueillir. Elle se dit en effet : donner, c’est ne plus avoir ; donner beaucoup, c’est s’appauvrir ; et ensuite il me faudra implorer le secours ; recevoir l’aumône : il me faut en abondance, non-seulement le vivre et le vêtement, et pour moi, pour ma maison, ma famille ; mais aussi pour les heureux hasards, afin de fermer la bouche à tout calomniateur, afin de me racheter ; il y a tant de hasards dans les choses humaines, que je dois me réserver de quoi me libérer. Voilà ce que l’on dit pour conserver son argent. Que diras-tu pour refuser le pardon à celui qui t’a offensé ? Si tu ne veux pas donner ton argent au pauvre, pardonne au moins au repentant. Que perdras-tu, si tu le fais ? Je sais ce que tu perdras, ce que tu vas sacrifier, mais sacrifier pour ton avantage. Tu vas sacrifier ta colère, sacrifier ton indignation, bannir de ton cœur la haine contre ton frère. Que tout cela y demeure, où seras-tu ? Voilà que cette colère, que cette indignation, que cette haine sont à demeure, qu’en sera-t-il de toi ? Quel mal ne te causent-elles point ? Écoute l’Écriture : « Celui qui hait son frère est homicide[3] ». Dès lors, dût-il m’offenser sept fois le jour, je lui pardonnerai ? Pardonne, c’est ce que dit le Christ, ce que dit la vérité à qui tu viens de chanter : « Conduisez-moi, Seigneur, dans votre voie, et je marcherai dans votre vérité ». Sois sans crainte, elle ne te trompera point. Mais alors, diras-tu, il n’y aura plus de châtiment ; tout péché devra toujours demeurer impuni ; et il sera toujours doux de pécher, quand le pécheur songera que vous pardonnez toujours. Point du tout. Mais qu’en même temps, et le châtiment veille, et la bienveillance ne s’endorme point. Crois-tu, en effet, rendre le mal pour le mal, quand tu châties un pécheur ? Non, mais c’est rendre le bien pour le mal, et ne point châtier ce serait faire le mal. Quelquefois la mansuétude vient adoucir le châtiment qui n’en est pas moins donné. Mais n’y a-t-il donc nulle différence entre étouffer le châtiment par la négligence, et le tempérer par la douceur ? Qu’il y ait donc un châtiment, frappe et pardonne. Voyez le Seigneur lui-même, écoutez le Seigneur, pensez bien à qui nous autres, mendiants, répétons chaque jour « Remettez-nous nos dettes ». Et tu te fatiguerais d’entendre ton frère te répéter : Pardonnez-moi, je me repens ? Combien de fois le dis-tu à Dieu ? Fais-tu une prière qui ne renferme cette supplication ? Veux-tu que le Seigneur te dise : Hier je t’ai pardonné, avant-hier, pardonné, tant de fois je t’ai pardonné, combien faut-il pardonner encore ? Veux-tu qu’il te dise : Tu viens toujours avec ces paroles ; tu me dis toujours : « Remettez-nous nos dettes[4] », tu frappes toujours ta poitrine,

  1. Mat. 6, 20-21
  2. Id. 25, 40
  3. 1Jn. 3, 15
  4. Mat. 6, 12