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deux bouches, deux langues ; l’une de ces langues nous a dit : « La crainte ne se trouve point dans la charité, mais la charité parfaite chasse la crainte » ; l’autre s’est exprimée ainsi : « La crainte du Seigneur est sainte, elle demeure pendant les siècles des siècles ». Qu’est-ce que cela ? Le Prophète et l’Apôtre seraient-ils en désaccord ? Non : secoue tes oreilles, écoute la mélodie. Le premier ajoute, non sans raison, le mot « saint » ; le second ne l’ajoute pas. Pourquoi ? C’est qu’il y a une crainte à laquelle on donne le nom de sainte, et il yen a une autre qu’on n’appelle pas ainsi. Discernons bien l’une de l’autre ces deux sortes de crainte, et nous verrons que les deux flûtes sont en accord parfait. Comment comprendre cette consonance ? comment faire ce discernement ? Que votre charité me prête son attention. Il est des hommes qui craignent Dieu, parce qu’ils ont peur d’être précipités dans la géhenne, de brûler avec le diable dans les flammes éternelles. Voilà l’espèce de crainte qui amène à sa suite la charité ; mais elle n’entre dans le cœur que pour en sortir bientôt. Si, en effet, tu en es encore à craindre Dieu à cause des châtiments qu’il inflige, tu n’aimes pas encore celui que tu redoutes de la sorte. Tu ne désires pas les biens de l’éternité ; tu en crains les maux. Mais parce que ces malheurs te remplissent d’effroi, tu te corriges, tu commences à désirer le bonheur éternel ; et, quand tu commences à désirer le bonheur éternel, une crainte toute pure se trouve en toi. En quoi consiste la crainte pure ? A aimer les biens éternels. Attention 1 Autre chose est de craindre que Dieu te jette dans le feu de l’enfer avec le diable ; autre chose de craindre qu’il s’éloigne de toi. La crainte, en vertu de laquelle tu redoutes que Dieu te jette dans le feu de l’enfer avec le diable, n’est pas encore pure ; car, loin de procéder de l’amour divin, elle a sa source dans l’appréhension du châtiment ; mais parce que tu crains Dieu, que le souvenir de sa présence ne t’abandonne pas ; et alors ton cœur s’attachera à lui, et tu désireras jouir de lui.


6. Pour te faire bien saisir la différence qui se trouve entre la crainte que chasse la charité parfaite, et la crainte pure qui demeure éternellement, je ne saurais employer une comparaison plus juste que celle-ci : Supposé deux femmes mariées. L’une veut commettre l’adultère, se repaître de honteuses jouissances, mais elle craint d’être condamnée par son époux. Elle craint son époux, mais elle le craint parce qu’elle aime encore le mal ; loin d’être agréable à une telle personne, la présence de son – mari lui est importune ; et si, par hasard, elle vit criminellement, elle redoute de le voir revenir. Tels sont ceux qui craignent de voir venir le jour du jugement. L’autre aime son mari ; elle lui réserve de chastes baisers ; elle ne se souille d’aucune des abominations de l’adultère ; elle souhaite voir son époux à côté d’elle. Comment distinguer la crainte de la première de ces deux femmes, d’avec la crainte de la seconde ? Toutes deux éprouvent le sentiment de la crainte. Interroge-les, elles te font une réponse presque identique. Adresse à l’une d’elles cette question : Crains-tu ton époux ? Elle te répond : Oui, je le crains. Fais à l’autre la même question : Crains-tu ton mari ? Elle te fera la même réponse : Oui, je le crains. Mêmes paroles, mais dispositions intérieures bien différentes ! Demande-leur maintenant Pourquoi craindre ton époux.? La première répond : Je crains de le voir venir ; et l’autre : Je crains de le voir s’éloigner. Celle-là dit J’ai peur d’être condamnée ; et celle-ci : J’ai peur d’être délaissée. Suppose pareille chose dans le cœur des chrétiens, et tu y rencontres soit la crainte que chasse la charité parfaite, soit la crainte pure qui demeure éternellement.


7. Parlons donc d’abord de ceux qui craignent Dieu, comme la femme qui trouve son plaisir dans le mal, craint son mari ; elle redoute de se voir condamnée par lui. Adressons-nous donc d’abord à cette sorte de personnes. O âme, qui appréhendes Dieu dans la crainte de le voir te condamner, de la même manière qu’une femme attirée intérieurement au crime, redoute son mari et les reproches qu’il lui adresserait, puisses-tu te déplaire comme te déplaît cette malheureuse femme ! Si tu as une épouse, désires-tu qu’elle appréhende ta présence et tes réprimandes ? Désires-tu la voir portée au crime par ses passions, mais retenue dans le respect de son devoir, non par la haine du mal, mais par la crainte gênante du châtiment ? Montre-toi à l’égard de Dieu comme tu voudrais que ta femme se montrât vis-à-vis de toi, si tu en as une, ou si tu n’en as point, mais que tu désires en avoir une. Que disons-nous, mes frères ? Cette femme,