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plus grande est la crainte ; plus grande est la charité, moindre est la crainte. S’il n’y a pas de crainte en nous, la charité ne peut y entrer. Quand on coud un vêtement, nous voyons que le fil pénètre dans l’étoffe au moyen de l’aiguille ; celle-ci entre d’abord, mais tant qu’elle ne sort pas, le fil n’entre pas. Ainsi en est-il de la crainte d’abord elle se rend maîtresse de l’âme, mais elle n’y reste pas indéfiniment ; car si elle y a pénétré, c’était afin d’y introduire la charité. La sécurité une fois établie en nous, quelle joie devient notre partage, soit pour la vie présente, soit pour la vie à venir ? Dans cette vie, qui serait à même de nous devenir nuisible, si la charité remplit notre cœur ? Voyez comme la charité fait tressaillir l’Apôtre d’aise et de joie : « Qui nous séparera », dit-il, « de l’amour de Jésus-Christ ? L’affliction ? les angoisses ? la persécution ? la faim ? la nudité ? les périls ? le glaive[1] ? » Pierre dit aussi : « Qui sera capable de vous nuire, si vous ne songez qu’à faire du bien[2] ? La crainte ne se trouve point dans l’amour, mais l’amour parfait chasse la crainte, car la crainte est accompagnée de peine ». Une conscience pécheresse tourmente le cœur : la justification n’a pas encore eu lieu, il y a encore là quelque chose qui chatouille et qui pique. Aussi, que dit le Psalmiste au sujet de la perfection de la justice ? « Vous avez changé ma tristesse en joie ; vous avez déchiré mon cilice et m’avez ceint d’allégresse, afin que ma gloire chante vos louanges, et que je ne sois point piqué[3] ». Qu’est-ce à dire : « Afin que le ne sois point piqué ? » Afin qu’il n’y ait rien pour aiguillonner ma conscience. La crainte t’aiguillonne ? n’aie pas peur ; voilà que pénètre en toi la charité qui cicatrise les plaies faites par la crainte. La crainte de Dieu blesse l’âme de la manière dont l’instrument tranchant du médecin blesse le corps : cet instrument enlève les chairs putréfiées, et, néanmoins il semble élargir la plaie. Quand ces chairs étaient encore adhérentes au corps, la plaie était moins grande, mais elle était dangereuse ; le médecin y applique le fer, et la douleur que ressentait précédemment le malade s’accroît au moment où l’homme de l’art tranche dans les chairs : il souffre plus lorsqu’on le soigne que quand on le laissait seul avec son mal ; mais si l’application duremède lui cause des douleurs plus vives, c’est afin que toute douleur disparaisse pour toujours, lorsqu’il sera revenu à la santé. Que ton cœur soit donc en proie à la crainte, afin que la crainte y amène la charité ; qu’à l’instrument du médecin succède la cicatrice. Le médecin est si adroit, qu’après ses opérations il ne reste pas trace de cicatrice ; seulement, il faut te mettre docilement entre ses mains. Car si tu n’éprouves aucun sentiment de crainte, tu ne pourras pas être justifié. C’est une sentence édictée par l’Ecriture : « Car celui qui est sans crainte, ne pourra parvenir à la justice[4] ». Il est donc indispensable que la crainte pénètre d’abord dans le cœur, pour qu’ensuite la charité y pénètre à son tour. La crainte est le remède, la charité est la santé. « Celui qui craint n’est point parfait dans l’amour ». Pourquoi ? « Parce que la crainte est accompagnée de peine », de la même manière que le médecin ne peut trancher dans le corps humain sans lui causer de douleur.


5. Il y a une autre sentence qui semblerait opposée à celle-ci, si l’on n’en saisissait pas bien le sens : le psalmiste dit, en effet, dans un certain endroit : « La crainte du Seigneur est sainte, elle subsiste éternellement[5] ». Il nous parle d’une crainte éternelle, mais sainte. Or, s’il nous fait voir une crainte sans fin, ses paroles ne sont-elles pas en contradiction avec ce passage de l’épître de Jean : « La crainte ne se trouve pas dans la charité, mais la charité parfaite chasse la crainte ? » Examinons bien le sens de ces deux sentences divines. Quoiqu’il y ait deux livres, deux oracles, deux paroles, un seul et même Esprit les a inspirés. Jean a dit une chose, David a dit l’autre ; mais n’allez pas vous imaginer qu’ils aient parlé sous l’inspiration de deux esprits différents. Si deux flûtes peuvent s’enfler, sous le souffle d’une même bouche, le même esprit serait-il incapable d’agir à la fois sur deux cœurs, de faire remuer deux langues ? Si deux flûtes, gonflées par le même esprit,. c’est-à-dire par le même souffle, sont ensemble en consonance, deux langues, animées par l’Esprit de Dieu, peuvent-elles se trouver en dissonance ? Il y a donc entre les deux passages précités consonance et accord ; seulement il faut les bien comprendre. L’Esprit de Dieu a, inspiré. et animé deux cœurs,

  1. Rom. 8, 35
  2. 1 Pi. 3, 13
  3. Ps. 29, 12-13
  4. Sir. 1, 28
  5. Ps. 18, 10