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la joie », voyez ce qui suit : « Patients dans la tribulation[1] ». Les martyrs étaient donc dans la tribulation, parce qu’ils se réjouissaient dans l’espérance. Mais parce que la promesse n’était lias encore réalisée, que dit l’Apôtre ? « L’espérance que l’on voit, n’est pas une espérance : si donc nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons par la patience[2] ». Voilà ce qui a aidé les martyrs à endurer tant de maux, c’est qu’ils attendaient par la patience ce qu’ils ne voyaient pas encore. Pour leurs bourreaux, ils aimaient ce qu’ils voyaient ; mais les victimes aspiraient à ce qu’elles ne voyaient point encore, elles se hâtaient d’atteindre les biens invisibles. Le retard de la mort était à leurs yeux un délai préjudiciable.
6. Il a donc méprisé le monde, ce Félix dont nous célébrons la fête aujourd’hui, qui a dans son nom et dans sa couronne la véritable félicité. Mais cette félicité lui vint-elle de sa crainte pour Dieu, et fut-il heureux, parce que son Épouse fut ici-bas comme une vigne féconde, parce que ses enfants environnaient sa table ? Sans doute il a tous ces biens, mais dans le corps mystique de Celui qui est décrit en notre psaume. Et comme il l’a compris de la sorte, il méprise le présent, afin de posséder l’avenir. Mais vous devez savoir qu’il ne souffrit point la mort comme les autres martyrs. Car, après qu’il eut confessé Jésus-Christ, on différa son supplice, et le lendemain on le trouva mort. On avait fermé la porte sur lui, mais pour son corps seulement, non pour son âme. Quand ils se préparaient à le tourmenter, les bourreaux ne le trouvèrent plus, et perdirent toute occasion de sévir. Il était sans vie, privé de sentiment pour toute douleur, mais non point devant Dieu qui le couronnait. Mais s’il aima les biens de cette vie, comment donc, mes frères, est-il Félix, ou a-t-il la félicité dans son nom et dans la récompense de la vie éternelle ?
7. Écoutons donc ce psaume, en l’appliquant au Christ, et nous tous qui sommes unis au corps du Christ, et devenus ses membres, marchons dans les voies du Seigneur ; ayons pour le Seigneur une crainte chaste, une crainte qui demeure dans le siècle des siècles. Car il y a une autre crainte que bannit la charité, comme le dit saint Jean : « La crainte n’est pas dans la charité, mais la charité qui est parfaite, bannit la crainte[3] ». Il ne dit pas que la charité bannit toute crainte, puisque nous lisons dans un psaume : « La crainte du Seigneur, quand elle est chaste, subsiste dans les siècles des siècles[4] ». Donc il est une crainte qui subsiste, et une crainte qui est bannie. Celle qui est bannie n’est point chaste, celle qui demeure est chaste. Quelle est la crainte qui est bannie ? Daignez écouter. Les uns craignent uniquement de souffrir quelqu’accident en cette vie, de tomber malades, de subir quelque dommage, de voir mourir un enfant ou un ami, d’encourir l’exil, la condamnation, la prison ou toute autre peine. Voilà ce qui les fait craindre et trembler ; mais cette crainte n’est point encore chaste. Allons plus loin. Un autre ne redoute point les maux d’ici-bas, mais il craint cet enfer dont le Seigneur nous menace, comme vous l’avez entendu dans l’Évangile ; et « où le ver qui les ronge ne meurt point, où la flamme qui les brûle, ne s’éteindra point[5] ». Voilà ce qu’entendent les hommes ; et comme ces maux arriveront véritablement aux impies, ils craignent, ils s’abstiennent du péché. Ils ont donc la crainte, et cette crainte leur fait évite, le péché. Et cette crainte néanmoins ne leur donne point l’amour de la justice. Toutefois, cette crainte qui les détourne du péché, les habitue à la justice, ils commencent à aimer ce qu’ils trouvaient dur, et Dieu devient doux pour eux : et dès lors l’homme commence à vivre dans la justice, non parce qu’il craint la peine, mais parce qu’il aime l’éternité. La charité donc a banni cette crainte, qui a fait place à une crainte chaste.
8. Quelle est cette crainte chaste ? C’est, mes frères, la crainte que l’on nous désigne dans ces paroles : « Bienheureux ceux qui craignent le Seigneur, qui marchent dans ses voies ». Si le Seigneur me fait la grâce de parler dignement de cette crainte chaste, plusieurs d’entre vous pourront bien passer de la crainte chaste aux flammes du chaste amour ; et peut-être ne saurais-je me faire comprendre sans une comparaison. Voilà une Épouse chaste qui craint son mari, et une Épouse adultère qui craint son mari également. L’Épouse chaste craint que son mari ne s’éloigne ; l’Épouse adultère craint qu’il ne vienne. Que le mari de l’une et de l’autre soit absent : l’une craint qu’il ne vienne, l’autre qu’il ne tarde à venir. Or, l’Époux

  1. Rom. 12,12
  2. Id. 8,21-25
  3. Jn. 4,18
  4. Ps. 18,10
  5. Mc. 9,43