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s’il les perdait l’un après l’autre, parce qu’il ne craint pas le Seigneur, et s’il n’avait un si grand nombre d’enfants que pour ressentir de leur perte une douleur plus vive ? Mais à ce propos, il pourrait répliquer : Je connais un homme impie, un païen, un sacrilège, un idolâtre (et peut-être qu’il dirait vrai, qu’il n’en connaît pas un, mais deux, mais trois), et cet homme est mort dans une grande vieillesse, dans la décrépitude, et dans son lit, et une foule d’enfants et de petits-enfants le conduisaient au tombeau. Voilà un homme qui ne craignait point le Seigneur, et une postérité nombreuse lui fermait les yeux. Que répondre à cela ? Il ne peut plus arriver aucun malheur à cet homme, il ne saurait vivre et conduire ses enfants au tombeau, puisqu’il est mort, et que ses enfants lui ont fait de glorieuses funérailles.
3. Secouons donc, secouons encore, si nous voulons être les fils de ceux qu’on a secoués. Qu’il sorte quelque chose de ces voiles. Il est en effet un homme béni, comme le dit le Prophète ; et nul ne craint le Seigneur s’il n’est membre de cet homme ; et ce sont plusieurs hommes qui n’en forment qu’un seul, comme il y a plusieurs chrétiens en un seul Christ. Or, les chrétiens avec leur chef qui est monté aux cieux, ne forment qu’un seul Christ. Il n’est point seul, et nous plusieurs ; mais quoique plusieurs, nous sommes un en lui seul. Jésus-Christ donc n’est qu’un seul homme comprenant la tête et les membres. Qu’est-ce que son corps ? Son Église, d’après cette parole de l’Apôtre « Nous sommes les membres de son corps[1] » ; et aussi : « Vous êtes le corps de Jésus-Christ, ainsi que ses membres[2] ». Comprenons donc ici la voix de cet homme, dans le corps duquel nous sommes un seul homme, et nous y verrons les biens de la Jérusalem céleste, comme il est dit à ta fin du psaume « Puisses-tu voir les biens de Jérusalem ! » Car si nous regardons ces biens d’un œil terrestre, comme le grand nombre des enfants et des petits-enfants, la fécondité d’une Épouse, tels ne sont pas les biens de cette Jérusalem ; ces biens sont dans la terre des mourants, tandis que l’autre terre est celte des vivants. Ce n’est donc pas un bien pour toi, d’avoir des fils qui doivent mourir, sinon avant toi, certainement après toi. Veux-tu avoir des enfants qui ne mourront point, qui vivront toujours avec toi ? Sois dans le corps de celui dont il est dit : « Vous êtes le corps du Christ et ses propres membres.
4. C’est pour cela que notre psaume, d’ailleurs si obscur qu’il faut heurter à la porte, si voilé qu’il faut le secouer, commence au pluriel : « Bienheureux ceux qui craignent le Seigneur, qui marchent dans ses voies[3] ». Il parle tout d’abord à plusieurs ; mais parce qu’ils ne sont qu’un en Jésus-Christ, il continue au singulier : « Tu mangeras les travaux de tes fruits ». Il avait dit plus haut : « Bienheureux ceux qui craignent le Seigneur, qui marchent dans ses voies » ; maintenant, pourquoi dit-il : « Tu mangeras les travaux de tes fruits », et non, vous mangerez ? Et pourquoi « les travaux de tes fruits », et non, les travaux de vos fruits ? A-t-il donc sitôt oublié qu’il vient de parler au pluriel ? Mais si tu as secoué celte écorce, que répond le Prophète ? Quand je nomme plusieurs chrétiens, je n’entends qu’un seul homme en Jésus-Christ. Vous êtes donc plusieurs, et vous n’êtes qu’un seul. Comment sommes-nous plusieurs, et néanmoins un seul ? Parce que nous sommes unis à Celui dont nous sommes les membres, et que notre tête est dans le ciel, afin que ses membres suivent.
5. Que le Prophète nous décrive donc maintenant, puisque nous connaissons celui qu’il va décrire. Tout le reste s’éclaircira : seulement craignez le Seigneur et marchez dans ses voies ; ne soyez point jaloux de tout homme qui, sans marcher dans les mêmes voies, jouit d’une félicité malheureuse. Car les hommes du monde sont heureux pour leur malheur ; tandis que les martyrs souffraient pour leur bonheur. Leur douleur n’était que pour un temps, leur bonheur pour l’éternité, et lors même qu’ils étaient malheureux pour un temps, on les croyait plus malheureux encore qu’ils ne l’étaient réellement. Que dit en effet l’Apôtre ? « Nous paraissons tristes, et nous sommes toujours dans la joie[4] ». Pourquoi « toujours » ? En cette vie et en l’autre ; oui, en cette vie et eu l’autre. D’où vient en effet notre joie ici-bas ? de l’espérance. D’où nous viendra-t-elle en l’autre vie ? de la réalité. C’est une grande joie que l’espérance d’un homme qui est dans la joie. Mais si « nous nous réjouissons dans

  1. Eph. 5,30
  2. 1 Cor. 12,27
  3. Ps. 127,1
  4. 2 Cor. 6,10