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mais quel est celui à qui elle est donnée ; car les bonnes choses nuisent, et les mauvaises sont utiles, selon les dispositions de ceux à qui elles sont données, « C’est le péché », dit l’Apôtre, « qui pour faire paraître sa corruption, m’a donné la mort par une chose qui était bonne [1] ». Voilà un mal produit par un bien, parce que ce bien est reçu avec des dispositions mauvaises. Le même apôtre dit encore : « De peur que la grandeur de mes révélations ; ne me donne de l’orgueil, un aiguillon a été mis dans ma chair, instrument de Satan, pour me donner comme des soufflets. C’est pourquoi j’ai prié trois fois le Seigneur de l’éloigner de moi, et il m’a dit : Ma grâce te suffit, car la force se « perfectionne dans la faiblesse[2] ». Voilà un mal qui produit un bien, parce que le mal est reçu avec de bonnes dispositions. Pourquoi nous étonner si le pain de Jésus-Christ, donné à Judas, a livré ce dernier au diable ; quand, d’un autre côté, nous voyons l’ange du diable donné à saint Paul, servir à le perfectionner en Jésus-Christ ? Ainsi, le bien devient nuisible au méchant, et le mal profite au bon. Rappelez-vous pourquoi il a été écrit : « Quiconque aura mangé le pain ou bu le calice du Seigneur indignement, sera coupable du corps et du sang du Seigneur[3] ». Quand il écrivait ces mots, l’Apôtre voulait parler de ceux qui recevaient le corps du Seigneur comme toute autre nourriture, avec négligence et sans discernement. Si donc l’Apôtre blâme celui qui n’apprécie pas le corps du Seigneur, c’est-à-dire quine le distingue pas des autres aliments, quelle condamnation mérite celui qui, en feignant d’être son ami, s’approche en ennemi de sa table ? Si le blâme atteint la négligence de celui qui prend part au festin, de quel châtiment sera frappé celui qui vend son hôte ? Mais que signifiait ce pain donné au traître ? Il était la marque de la grâce, à laquelle Judas répondait par l’ingratitude.
2. Quand ce traître eut pris le pain, Satan entra en lui, afin de posséder en entier celui qui s’était déjà livré à lui, et en qui il était déjà entré pour le tromper. Car, on ne peut en douter, le démon était en lui quand il alla trouver les Juifs, et qu’il convint du prix pour lequel il livrerait le Seigneur. L’Évangéliste Luc le témoigne ouvertement par ces paroles : « Satan entra en Judas, qui était surnommé Iscariote, l’un des douze, et il s’en alla, et il parla aux Princes des prêtres [4] ». Par là il paraît bien que Satan était entré dans Judas. Il y était donc d’abord entré, en faisant naître dans son cœur la pensée de livrer Jésus, et Judas était dans cette disposition quand il vint pour faire la cène. Après qu’il eut pris le morceau de pain, Satan entra en lui, non comme chez un étranger, pour le tenter, mais pour se mettre en possession de lui comme de son bien propre.
3. Toutefois il ne faut pas croire, comme font quelques-uns qui lisent avec trop peu d’attention, que Judas reçut à ce moment le corps de Jésus-Christ. Il faut comprendre que déjà Notre-Seigneur avait distribué le sacrement de son corps et de son sang à tous ses Apôtres, et que Judas était avec eux[5]. Ainsi le rapporte très-clairement Luc, et ensuite on en vint à ce que Jean raconte. Le Seigneur trempa un morceau de pain, et, en le donnant à Judas, il fit connaître celui qui devait le trahir ; peut-être, par ce pain ainsi trempé, voulait-il en montrer la fourberie ? Car tout ce qu’on trempe, on ne le lave pas, et parfois il suffit de tremper un objet pour lui faire perdre son éclat. Si cette action, qui consistait à tremper ce pain signifiait quelque chose de bon, Judas fut avec justice, puni de son ingratitude pour ce nouveau bienfait.
4. Cependant, si Judas était possédé non du Seigneur, mais du diable, depuis que le morceau de pain entra dans son corps et l’ennemi dans son âme, il était encore libre de faire et de ne pas faire le grand mal qu’il avait conçu dans son cœur, et dont il avait formé le damnable dessein. C’est pourquoi, lorsque Notre-Seigneur, le pain vivant, eut donné du pain à ce mort, et fait connaître par là celui qui devait livrer le pain véritable, il lui dit : « Ce que tu fais, fais-le au plus tôt ». Non pas qu’il lui fît un commandement de son crime, mais il prédit à Judas son mal, et à nous notre bien. Car pouvait-il y avoir rien de plus funeste pour Judas et de plus utile pour nous que la tradition de Jésus livré à ses ennemis, de Jésus livré par le traître pour sa propre condamnation, livré pour nous, Judas excepté ? « Ce que tu fais, fais-le au plus tôt ». O parole d’un homme impatient d’endurer les souffrances

  1. Rom. 7, 13
  2. 2 Cor. 12, 7-9
  3. 2 Cor. 11, 27
  4. Lc. 22, 3, 4
  5. Id. 19-21