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les malheureux, et malheureux eux-mêmes. Qu’il n’y eût plus de misérables, voilà ce qui vaudrait encore mieux que vos miséricordes. Souhaiter qu’il y ait des misérables afin de les soulager, c’est une miséricorde cruelle. Cela reviendrait au médecin qui voudrait voir beaucoup de malades afin d’exercer son art, et alors art bien cruel ! La santé pour tous est bien préférable à l’exercice de l’art médical. Que tous règnent dans la céleste patrie, voilà ce qu’il faut désirer plutôt que de rencontrer des malheureux à qui nous fassions miséricorde. Et toutefois, tant qu’il est des hommes à qui nous pouvons faire du bien, ne nous lassons pas de semer dans les peines. Bien que nous semions dans les larmes, nous moissonnerons dans la joie. Car à la résurrection des morts, chacun recueillera ses gerbes, c’est-à-dire le fruit des semences qu’il aura répandues, la couronne de la joie et de l’allégresse. Alors, nous triompherons dans notre joie, et nous insulterons à la mort qui nous arrachait des gémissements. Alors nous dirons à la mort : « O mort, où est ta victoire ? ô mort, où est ton aiguillon[1] ? » Mais d’où viendra cette joie ? C’est qu’« alors nous porterons nos gerbes ». Car « ils allaient et pleuraient en répandant leur semence ». Pourquoi « répandant leurs semences ? » Parce que « ceux qui sèment dans les larmes, moissonneront dans la joie ».
15. Que le fruit de cette exhortation, mes frères, soit de vous exciter à la miséricorde, car c’est elle qui nous élève à Dieu. Et vous voyez qu’il s’élève, celui qui chante le cantique des degrés. Souvenez-vous-en, mes frères. N’aimez point à descendre au lieu de monter, mais songez toujours à vous élever ; car l’homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho tomba entre les mains des voleurs[2]. S’il ne fût descendu, les voleurs ne l’eussent point rencontré. Adam déjà était descendu et tombé aux mains des voleurs, et nous sommes tous en Adam. Mais le prêtre passa, et le vit avec indifférence, le lévite passa et fut aussi indifférent, car la loi ne pouvait guérir. Un samaritain vint à passer, ou Jésus-Christ Notre-Seigneur ; car c’est à lui que l’on disait : « N’avons-nous pas raison de dire que vous êtes un samaritain et un possédé du démon ? » Pour lui, il ne dit point : Je ne suis pas un samaritain ; il dit seulement : « Je ne suis point possédé du démon[3] ». Samaritain signifie en effet gardien. Si donc il eût répondu : Je ne suis pas samaritain, il eût dit : Je ne suis pas gardien ; et dès lors quel autre nous garderait ? Achevant alors sa parabole : « Un samaritain passa », dit le Sauveur, « et lui fit miséricorde[4] » ; vous savez le reste. Cet homme était donc blessé sur le grand chemin parce qu’il était descendu ; et le samaritain qui passait ne nous méprisa point en lui : il prit soin de nous, il nous mit sur son cheval, ou sur sa chair ; il nous conduisit à la grande hôtellerie de son Église ; il nous recommanda à l’hôtelier, ou à son apôtre ; il donna deux deniers pour nous soigner, c’est-à-dire le double précepte de la charité, de Dieu et du prochain ; et « ce double précepte renferme la loi et les Prophètes[5] ». Or, il dit au maître de l’hôtellerie : « Ce que vous dépenserez en plus, je vous le remettrai à mon retour[6] ». En effet, l’Apôtre a dépensé davantage. Car tous les Apôtres avaient le droit, comme soldats du Christ, de recevoir une solde des fournisseurs du Christ, et celui-ci a travaillé de ses mains, et fait don de sa solde aux fournisseurs[7]. Tout cela s’est fait ainsi ; si nous avons été blessés parce que nous sommes descendus, montons aujourd’hui, chantons notre triomphe, et avançons afin d’arriver un jour.

  1. 1 Cor. 15,55
  2. Lc. 10,30
  3. Jn. 8,48-49
  4. Lc. 10,33
  5. Mt. 22,37-40
  6. Lc. 10,30-37
  7. 1 Cor. 4,12 ; 1 Thess. 2,7-9 ; 2 Thess. 3,8-9