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admires l’édifice, aimes-en l’architecte. Ne te laisse pas absorber par l’œuvre, au point d’en oublier l’auteur. Ce qui t’absorbe à ce point, il l’a mis au-dessous de toi, parce que c’est toi qu’il a fait au-dessous de lui-même. Nous attacher à ce qui est en liant, c’est fouler aux pieds ce qui est inférieur ; te séparer de ce qui est en haut, c’est faire de tout le reste un supplice tour toi. C’est ce qui est arrivé, mes frères. L’homme a reçu un corps qui devait le servir : il devait avoir Dieu pour maître, le corps pour serviteur ; au-dessus de lui le Créateur, au-dessous ce qu’il a créé ; l’âme raisonnable placée au milieu reçut pour loi de s’attacher à ce qui est en haut, de régir ce qui est en bas. Mais elle ne saurait conduire ce qui est au-dessous d’elle, si elle-même n’est dirigée par ce qui lui est supérieur. Qu’elle abandonne ce qui est meilleur, et l’inférieur l’entraîne. Elle ne peut gouverner ce qu’elle gouvernait, parce qu’elle n’a point voulu se laisser conduire par son véritable guide. Qu’elle revienne donc et le bénisse. Éclairée par la lumière de Dieu, dans cette partie d’elle-même qui est raisonnable, et par où lui vient le conseil, l’âme se donne un conseil appuyé sur l’éternité de son auteur. Elle lit en Dieu quelque chose que l’on doit et craindre, et louer, et aimer, et désirer, et saisir, sans le tenir encore, sans l’avoir saisi ; elle est enchaînée sous le coup d’un éclair, et n’est point assez forte pour y demeurer. Elle se recueille donc comme pour recouvrer la santé, et s’écrie : « Bénis le Seigneur, ô mon âme ».
6. Quoi donc, mes frères ? ne louons-nous pas le Seigneur ? Ne lui chantons-nous pas chaque jour des hymnes ? Chaque jour, autant qu’il est en nous, les louanges de Dieu ne s’échappent-elles point de nos bouches et de nos cœurs ? Et qu’est-ce que nous louons ? Ce qui est infiniment grand, comme est bien faible tout moyen de le louer. Comment le panégyriste peut-il atteindre dans sa hauteur celui qu’il veut chanter ? Un homme s’en vient devant Dieu, il chante longtemps, le mouvement est sur ses lèvres, mais ses pensées voltigent de désirs en désirs Notre esprit est donc là pour louer Dieu à sa façon, tandis que l’âme, tiraillée par une foule de désirs, de soins et d’affaires, est dans l’agitation. L’esprit ou cette partie supérieure de l’âme, la voit dans cette fluctuation, et pour la détourner de ces inquiétudes fâcheuses, lui dit : « Bénis le Seigneur, ô mon âme ». À quoi bon ces autres sollicitudes ? Pourquoi te laisser absorber par le soin de ces choses terrestres ? Debout avec moi, et bénis le Seigneur. Mais l’âme appesantie, incapable d’une attitude ferme et digne, répond à l’esprit « Je louerai le Seigneur pendant ma vie ». Qu’est-ce à dire, pendant ma vie ? C’est parce que je suis dans une véritable mort. Commence donc par exhorter ton âme : « Bénis le Seigneur, ô mon âme ». Et ton âme te répondra : Je le fais autant que je puis, mais faiblement, mais avec langueur, avec inconstance. Pourquoi ? C’est que « nous sommes loin du Seigneur, tant que nous sommes en cette vie[1] ». Pourquoi louer ainsi Dieu, d’une manière si imparfaite, si inconstante ? Interroge l’Écriture : « C’est que le corps corruptible appesantit l’âme, et que cette habitation terrestre abat l’esprit capable des plus hautes pensées[2] ». Délivrez-moi de ce corps qui appesantit l’âme, et je louerai le Seigneur ; délivrez-moi de cette habitation terrestre qui abat l’esprit capable des plus hautes pensées, afin que de cette multitude je passe à une seule, qui sera de louer Dieu ; mais dans l’état où je suis, ma langueur m’en empêche. Quoi donc ? Te faudra-t-il garder le silence, et ne jamais louer le Seigneur parfaitement ? « Je louerai le Seigneur pendant ma vie ».
7. Qu’est-ce à dire, « pendant ma vie ? ». Vous êtes ici-bas mon espérance. C’est ici que vous êtes mon espérance, disons-nous à Dieu ; quant à devenir mon héritage, ce n’est point ici-bas, mais dans la terre des vivants ; et la terre que nous habitons est la terre des mourants[3]. Nous sommes ici-bas de passage, l’important c’est le terme où nous allons. Ici-bas, en effet, le méchant est un passager, comme le juste est un passager. Car nous ne voyons point que le juste passe, tandis que le méchant demeure, ou que le méchant passe, tandis que le juste demeure ; ils passent tous deux, mais non pour la même destination. Ils étaient bien deux, ce pauvre, couvert d’ulcères, couché à la porte du riche, et ce riche vêtu de pourpre et de fin lin, qui faisait chaque jour bonne chère. Ils étaient ici-bas tous deux, passaient tous deux par ici-bas, mais n’allaient point au même lieu ; ils ont une destination différente, où les conduisent des

  1. 2 Cor. 5,6
  2. Sag. 9,15
  3. Ps. 141,6