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tuer. « Ils ont tendu des filets à mon âme ». Qu’est devenue cette parole : « Vous avez brisé mes liens[1] ? » et cette autre : « Le filet a été rompu, et nous nous sommes échappés ? » Comment pourrons-nous bénir Dieu « de ne pas nous avoir donnés comme une proie à leurs dents[2] ? » Ils nous ont tendu des filets, mais le Dieu qui garde Israël ne nous abandonne point entre les mains des chasseurs. « Ils ont tendu des pièges à mon âme, et ceux qui sont forts sont venus fondre sur moi ». Il ne faut pas glisser à la légère sur ces mots « Ceux qui sont forts » : nous devons soigneusement chercher à savoir quels sont ces forts prêts à fondre sur nous. Ils sont remplis de force, mais pour attaquer des infirmes, des gens dépourvus de santé et de force. Néanmoins l’Écriture donne des louanges aux faibles et blâme les forts. Comprenons donc bien à qui le Prophète donne le nom de fort. D’abord, le Seigneur attribue la force au démon lui-même : « Personne », dit-il, « ne peut entrer dans la maison du fort ni enlever ses dépouilles, s’il ne lie le fort[3] ». Aussi a-t-il lié le fort par sa puissance souveraine comme par des chaînes de fer, et lui a-t-il enlevé ses dépouilles pour les consacrer à son propre usage ; car tous les pécheurs appartenaient au démon : par la foi, ils sont devenus la propriété du Christ : c’était à eux que l’Apôtre disait : « Vous étiez autrefois ténèbres, vous êtes maintenant lumière dans le Seigneur[4] ; qui a fait voir les richesses de sa grâce envers les vases de miséricorde[5] ». On peut donc déjà interpréter ainsi le mot « forts ». Parmi les hommes, il en est qui sont forts d’une force digne de reproche et de blâme, qui mettent leur espérance dans les plaisirs de ce monde. Est-ce qu’il ne vous semble pas avoir été doué d’une grande force, ce riche dont nous entretenait tout à l’heure l’Évangile ? Il avait hérité d’un terrain singulièrement fertile : dans l’incertitude et l’embarras de ce qu’il ferait pour mettre à couvert ses récoltes, il s’imagina de détruire ses anciens greniers, d’en construire de nouveaux sur un plan autrement vaste, afin de pouvoir, ces travaux menés à bonne fin, tenir ce langage à son âme : « Mon âme, tu as de grands biens : mange, bois, réjouis-toi, rassasie-toi de tes richesses[6] ». Quelle force aperçois-tu en lui ? « C’est un homme qui n’a pas choisi Dieu pour son appui, mais qui a mis sa confiance dans ses nombreuses richesses ». Vois combien il est fort ! « Il s’est prévalu dans sa vanité[7] ».
7. Il en est d’autres pour être forts, et ce qui leur donne de la force, ce ne sont ni leurs richesses, ni une santé robuste, ni une éclatante position dans le monde : c’est la confiance en leur propre justice. Cette classe d’hommes, il faut l’éviter, la craindre, la détester, mais non l’imiter. Ne me parlez pas de la beauté de leur corps, de leur fortune, de leur naissance, des honneurs qu’on leur rend : leur confiance ne vient pas de là : où est, en effet, l’homme assez aveugle pour ne pas comprendre que tous ces avantages sont de courte durée, sans consistance, caducs et passagers ? Leur confiance vient de la considération de leur propre justice. Telle fut la force qui empêcha les Juifs de passer par le trou de l’aiguille[8]. Dès lors qu’ils ont cru être justes, et qu’ils se sont regardés comme jouissant d’une santé parfaite, ils ont refusé le remède et fait mourir le médecin. Ce ne sont pas des hommes de cette force que le Sauveur est venu appeler : ce sont des infirmes. « Le médecin », dit-il, « n’est pas nécessaire à ceux qui se portent bien, mais à ceux qui se portent mal ; car je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence ». Ils étaient forts, ceux qui insultaient les disciples du Christ, parce que leur maître visitait les infirmes et mangeait avec eux. « Pourquoi », leur disaient-ils, « votre maître s’assied-il à la table des publicains et des pécheurs[9] ? » O hommes forts, qui n’avez nul besoin du médecin ! vous ne puisez votre force que dans la folie : le bon sens n’en est pas la source. Rien de plus fort que les frénétiques : ils sont bien autrement robustes que ceux qui jouissent d’une santé parfaite ; mais plus grandes sont leurs forces, plus proche est leur mort. Daigne le Seigneur nous faire la grâce de ne point imiter de telles gens. Chacun de nous doit craindre de suivre leur exemple. Le Maître de l’humilité, qui a partagé notre infirmité humaine pour nous rendre participants de sa divinité, qui est descendu sur la terre pour nous enseigner notre chemin et devenir lui-même notre voie[10], Jésus-Christ a bien voulu nous recommander,

  1. Psa. 115,16
  2. Id. 123,7.6
  3. Mat. 12,29
  4. Eph. 5,8
  5. Rom. 9,23
  6. Luc. 12,16-19
  7. Psa. 51,9
  8. Mat. 19,24
  9. Id. 9,11-13
  10. Jn. 14,6