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dévorait et qu’il demandait une goutte d’eau. L’homme n’emporte donc rien avec lui, et ce n’est point lui qui reçoit ce que l’on donne à sa sépulture. Il n’y a d’homme, que quand il y a sentiment. Où il n’y a plus de sentiment, il n’y a plus d’homme. On voit seulement par terre le vase qui renfermait l’homme, la maison qui le renfermait. Nous appelons le corps une maison, et l’âme est le maître qui y demeure. Cette âme est donc tourmentée dans les enfers : de quoi lui sert que le corps soit enveloppé de précieux tissus, dans les parfums et dans les aromates ? Comme si tu ornais les murailles d’un palais dont le maître est en exil. Voilà cet homme qui souffre de la faim et de la soif dans l’exil, à peine a-t-il une hutte où il puisse prendre son sommeil, et tu dis : Qu’il est heureux d’avoir un si beau palais ! Qui ne prendra ta parole pour une folie ou pour une raillerie ? Tu ornes le corps, et l’âme est dans les tourments. Fais quelque chose pour l’âme, et tu auras fait quelque chose pour le mort. Mais que lui donneras-tu, quand il a désiré une goutte d’eau sans l’obtenir ? Il n’a pas voulu jeter avant lui quelque peu de son bien. Pourquoi n’a-t-il pas voulu ? Parce que « cette voie est pour eux la voie du scandale ». Il n’a envisagé que la vie présente, il n’a eu d’autre souci que d’être enseveli dans des habits précieux. Son âme lui est enlevée, selon cette parole du Sauveur : « Insensé, on va cette nuit te redemander ton âme, et à qui appartiendra ce que tu as amassé[1] ? » Ainsi s’accomplit en lui cette parole de notre psaume : « Ne craignez point, quand un homme sera enrichi, et quand sa gloire s’étendra sur sa famille ; car en mourant il n’emportera pas toutes ses richesses, et sa gloire ne le suivra point dans le tombeau ».
8. « Son âme a reçu des bénédictions en cette vie[2] ». Redoublez d’attention, mes frères : « Son âme a reçu des bénédictions en cette vie ». Tant que ce riche a vécu, il s’est fait du bien. Tel est le langage de tous, langage bien faux. Le bien n’était que dans l’esprit de celui qui le bénissait, et non dans réalité. Que dis-tu, en effet ? qu’il a mangé, qu’il a bu, qu’il a fait à sa volonté, qu’il a vécu dans les festins splendides, et qu’ainsi il s’est fait du bien ? Et moi, je dis qu’il s’est fait du mal. Car ce n’est point moi, mais Jésus-Christ qui dit que cet homme s’est fait son malheur. Quiconque voyait ce riche chaque jour en festin, croyait qu’il se traitait bien, et quand il a dû brûler dans les enfers, ce que l’on croyait bien, est devenu un mal, car il digérait dans les enfers ses festins d’ici-bas. Je parle de l’iniquité qui faisait sa nourriture. Sa bouche charnelle prenait des mets délicats, et la bouche de son cœur se repaissait d’iniquité. Cette nourriture de l’injustice que prenait ici-bas la bouche de son cœur, voilà ce qu’il digérait dans les supplices de l’enfer. Le plaisir de manger ne dura qu’un temps, la digestion sera éternelle. On mange donc l’iniquité, me dira quelqu’un ? que signifie manger l’iniquité ? Ce n’est point moi qui parle ainsi, mais bien l’Écriture ; écoutez : « Comme le raisin vert est pour les dents, la fumée pour les yeux, telle est l’iniquité pour celui qui la commet[3] ». Se nourrir en effet de l’iniquité, ou la commettre volontiers, c’est ne plus se nourrir de la justice. Or, la justice est un pain. Quel pain ? « Je suis le pain de vie descendu du ciel[4] ». Tel est le pain de notre cœur. Celui qui mange des raisins verts en a les dents agacées et ne peut plus manger de pain, il ne peut plus que dire qu’il est bon sans pouvoir y toucher ; ainsi en est-il de celui qui s’est nourri d’iniquité, qui a donné le péché en pâture à son cœur ; incapable de manger le véritable pain, il en est réduit à louer la parole de Dieu sans l’accomplir. Pourquoi ne l’accomplit-il point ? À peine se met-il en devoir, qu’il est pris de douleur, de même que nos dents nous font souffrir, quand nous voulons manger du pain après avoir mangé des raisins verts. Mais que font ceux qui ont les dents agacées ? Ils s’abstiennent pendant quelque temps de manger des raisins verts, et leurs dents reprennent cette solidité, qui leur permet de manger du pain. Ainsi en est-il de nous qui faisons l’éloge de la justice. Si nous voulons en faire notre aliment, abstenons-nous de toute iniquité, et alors naîtra dans notre cœur non seulement le bonheur de louer la justice, mais le bonheur de nous en nourrir. Qu’un chrétien dise : Dieu sait que j’aime le bien, mais que je ne puis le faire : il a les dents agacées, longtemps il s’est nourri d’iniquité. On se nourrit donc de justice ? Si elle n’était pas un aliment, Dieu ne dirait point : « Bienheureux ceux qui ont

  1. Lc. 12,20
  2. Ps. 48,19
  3. Prov. 10,26
  4. Jn. 6,41