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 dans la terre du Jourdain », non pas sur une haute montagne, mais « sur une colline peu élevée », afin que vous, ô Dieu, vous fassiez de cette faible colline une haute montagne : parce que « celui qui s’élève sera humilié, et quiconque s’abaisse sera élevé »[1]. Mais si tu cherches la signification des noms, Jourdain signifie descente. Descends alors, afin que tu sois relevé ; ne t’élève point, pour n’être pas brisé. Quant à « Hermon, cette faible colline », Hermon signifie anathème. Sois donc anathème à tes yeux, par l’horreur que tu auras de toi-même ; car c’est déplaire à Dieu que te plaire à toi-même. Donc, parce que le Seigneur nous donne tout ce que nous avons de bon, parce qu’il est bon lui-même, et non parce que nous sommes dignes ; parce qu’il est miséricordieux et non parce que nous l’avons mérité : « Je me suis souvenu de Dieu, de la terre du Jourdain, de la colline d’Hermon » ; et, parce qu’il s’en souvient avec humilité, il méritera d’être élevé et de jouir de Dieu ; car ce n’est point s’élever que se glorifier en Dieu[2].
13. « Un abîme appelle un autre abîme, dans le bruit de vos cataractes »[3]. Je pourrai sans doute achever le psaume, avec le secours de votre attention dont je vois la ferveur. J’ai droit de plaindre un peu moins la peine que vous avez de m’écouter, quand vous voyez vous-mêmes les sueurs et le travail que j’endure pour vous parler. En me voyant souffrir, vous y prenez part assurément, puisque c’est pour vous et non pour moi que je travaille. Écoutez donc, puisque c’est votre désir, je le vois. « Un abîme appelle un autre abîme au bruit de vos cataractes » : c’est à Dieu qu’il parle ainsi, celui qui s’est souvenu de lui dans la terre du Jourdain et d’Hermon ; c’est avec admiration qu’il s’écrie : « Un abîme appelle un autre abîme au bruit de vos cataractes ». Quel abîme appelle et quel abîme est appelé ? Le sens de ces paroles est vraiment un abîme. On nomme abîme une profondeur impénétrable, incompréhensible, et ce nom se donne ordinairement aux grandes eaux. Il y a là une hauteur et une profondeur que l’on ne peut mesurer complètement. Enfin il est dit en un certain endroit : « Vos jugements sont un profond abîme »[4] ; l’Écriture voulant nous montrer par là qu’on ne saurait comprendre les jugements de Dieu. Quel abîme appelle et quel abîme est appelé ? Si l’abîme est une profondeur, pensons-nous que le cœur de l’homme ne soit point un abîme ? Quoi de plus profond que cet abîme ? Les hommes peuvent parler, on peut les voir agir dans leurs mouvements extérieurs, les entendre dans leurs discours. Mais de qui peut-on pénétrer les pensées, et voir le cœur à découvert ? Qui peut comprendre ce qu’il porte dans son âme, ce qu’il pense dans son âme, ce qu’il médite, ce qu’il combine dans son âme, ce qu’il désire et ce qu’il repousse dans son âme ? Je pense que l’on peut appeler un abîme ces hommes dont il est dit ailleurs : « L’homme s’élèvera au faîte de son cœur, et Dieu plus haut encore »[5]. Si donc l’homme est un abîme ; comment l’abîme appelle-t-il un abîme ? Est-ce un homme qui appelle un autre homme ? L’appelle-t-il comme on invoque le Seigneur ? Non, mais le mot invocat signifie appeler près de soi. Quelqu’un a dit en effet : Il appelle la mort[6] ; c’est-à-dire, il vit de telle sorte qu’il appelle la mort. Car il n’est personne qui fasse une prière pour invoquer la mort ; mais, pour les hommes, vivre mal, c’est l’invoquer, l’appeler à eux « L’abîme appelle donc l’abîme », un homme appelle un autre homme. On apprend ainsi la sagesse, on s’instruit de la foi, quand l’abîme appelle un autre abîme. Ils appellent un abîme ces saints prédicateurs de la parole de Dieu. Ceux-ci ne sont-ils pas des abîmes ? Pour te montrer qu’ils sont des abîmes à leur tour, l’Apôtre a dit : « Peu m’importe que je sois jugé par vous, ou devant le tribunal de l’homme » ; mais écoute plus loin quel abîme il constitue : « Mais je ne me juge point moi-même »[7]. Croiriez-vous qu’il y ait en l’homme une telle profondeur, qu’elle se dérobe à ses propres yeux ? Quelle profondeur de faiblesse était cachée en saint Pierre, quand, aveuglé sur tout ce qui se passait en son âme, il promettait si témérairement de mourir avec son Maître[8] ! Quel abîme n’était-il point ! Abîme cependant découvert aux yeux de Dieu. Car alors le Christ lui montrait en lui ce qu’il ignorait lui-même. Donc tout homme est un abîme, quelles que soient sa sainteté et sa

  1. Lc. 14,11 ; 18,14
  2. 1 Cor. 1,3
  3. Ps. 41,8
  4. Id. 35,7
  5. Ps. 63,7-8
  6. Esop. fab. VI
  7. 1 Cor. 4,3
  8. Jn. 13,37