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n’y soient point ? Et comment pourrait-il en être ainsi, quand le gémissement est la voix du désir ? Aussi est-il dit : « Et mon gémissement ne vous est point inconnu ». Il n’est point caché pour vous, quoiqu’il le soit pour beaucoup d’hommes. On voit quelquefois un humble serviteur de Dieu, qui lui dit : « Mon gémissement ne vous est pas inconnu », et quelquefois on voit rire ce même serviteur de Dieu ; est-ce que le désir est mort dans son cœur ? Si ce désir y est toujours, il y a donc aussi un gémissement. Bien qu’il n’arrive pas toujours à l’oreille des hommes, il ne cesse pas néanmoins d’être dans l’oreille de Dieu.
15. « Mon cœur s’est troublé[1] » ; pourquoi s’est-il troublé ? « Et ma force m’a trahi ». Souvent je ne sais quoi de soudain vient troubler le cœur : que la terre vienne à trembler, que le tonnerre gronde au ciel, qu’il se fasse un mouvement impétueux, un bruit insolite, que l’on rencontre un lion, alors on se trouble ; que des voleurs soient en embuscade, le cœur se trouble, il craint, il est de toutes parts dans l’angoisse. Pourquoi ? « Parce que ma force m’a trahi ». Si cette même force me soutenait, qu’aurais-je à craindre ? Nulle nouvelle, nul frémissement, nul fracas, nulle chute, rien de ce qui est horrible ne pourrait nous effrayer. D’où vient alors ce trouble ? « De ce que ma force m’a trahi ». Et d’où vient cette trahison de mes forces ? De ce que « la lumière de mes yeux n’est point avec moi ». Adam n’avait donc plus déjà cette lumière de ses yeux : car cette lumière, c’était Dieu ; et après l’avoir offensé, Adam s’enfuit vers les ombrages et se cacha dans les arbres du paradis[2]. Il redoutait la présence du Seigneur, et il cherchait l’ombre des grands arbres. Déjà dans ces arbres il n’avait plus cette lumière de ses yeux qui avait fait sa joie jusqu’alors. Si donc Adam fut coupable dès l’origine, nous le sommes par naissance ; or, ces membres divers viennent se réunir au second ou nouvel Adam, car le nouvel Adam est rempli de l’esprit qui vivifie[3] ; et devenus membres de son corps, ils crient en faisant cet aveu : « La lumière de mes yeux n’est plus en moi » ; et déjà, si l’homme est racheté par cet aveu, s’il est incorporé au Christ, la lumière de ses yeux n’est-elle donc point avec lui ? Non, elle n’est plus en lui : il peut l’entrevoir encore, comme ceux qui se souviennent du sabbat, comme ceux qui regardent par l’espérance ; mais elle n’est point pour eux cette vision dont il est dit : « Je me montrerai à lui[4] ». Il y a bien là quelque lumière, parce que nous sommes enfants de Dieu et que la foi nous y fait croire ; mais ce n’est pas encore cette lumière que nous verrons : « Ce que nous serons un jour ne paraît point encore : nous savons que, quand il viendra dans sa gloire, nous serons semblables à lui, et nous le verrons tel qu’il est[5] ». Car à présent la lumière de la foi est la lumière de l’espérance. « Tant que nous sommes dans ce corps, en effet, nous marchons en dehors du Seigneur : car nous n’allons à lui que par la foi, sans le voir à découvert[6] ». Et tant que nous ne voyons pas ce que nous espérons, nous l’attendons « par la patience[7] ». Ce sont là des paroles d’exilés, et non pas d’hommes établis dans la patrie. C’est donc avec raison, c’est avec vérité, et s’il n’use point de déguisement c’est avec sincérité qu’il fait cet aveu : « Lumière de mes yeux n’est point avec moi »[8]. Voilà ce que souffre l’homme dans son âme, en lui-même, avec lui-même ; ce qu’il souffre de sa part, ce que nul ne lui fait endurer, si ce n’est lui-même : telle est la peine qu’il s’est attirée, et que nous avons définie tout à l’heure.
16. Mais est-ce là tout ce que l’homme endure ? Au dedans de lui-même il souffre de ses propres misères, et à l’extérieur, il souffre de tout ce que lui font endurer ceux au milieu desquels il vit ; il souffre donc ses maux particuliers, il est forcé de souffrir de la part des autres. Delà ces deux cris du Prophète : « Purifiez-moi de mes fautes cachées, et détournez de votre serviteur les fautes des autres[9] ». Déjà il a confessé les fautes qui lui sont propres et dont il voudrait être purifié : qu’il parle des péchés des autres dont il prie Dieu de l’éloigner. « Mes amis » ; que dirai-je alors des ennemis ? « Mes amis et mes proches se sont placés debout en face de moi » s. Comprenez bien cette expression : « Ils se sont élevés debout en face de mois, car ils se sont élevés contre moi, et sont tombés contre eux-mêmes. « Mes amis et mes proches se sont élevés et placés en face de moi ». Écoutons ici la voix du chef, et voyons paraître

  1. Ps. 37,13
  2. Gen. 3,8
  3. 1 Cor. 15,45
  4. Jn. 14,21
  5. Jn. 3,2
  6. 2 Cor. 5,6-7
  7. Rom. 8,25
  8. Ps. 18,13-14
  9. Ps. 37,12