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à ceux qui le craignent »[1]. La crainte de souffrir la disette, c’est là ce qui en détourne beaucoup de la crainte de Dieu. On leur dit : Ne fraudez personne ; et ils répondent : Comment vivrai-je ? Ma profession ne se peut exercer sans quelque fraude, il faut tromper quelque peu dans le négoce. Mais Dieu punit la fraude : crains donc le Seigneur. Mais si je crains le Seigneur, je ne pourrai vivre. « Craignez le Seigneur, ô vous qui êtes ses saints, car rien ne manque à ceux qui le craignent ». Il promet l’abondance à celui qui le craint, et qui hésite à le servir, dans l’appréhension d’être privé du superflu. Eh quoi ! le Seigneur qui t’alimente lorsque tu le négliges, t’abandonnera quand tu le crains ? Sois donc sage, et garde-toi de dire : Un tel est riche et moi je suis pauvre ; je crains le Seigneur, et celui-là qui ne le craint pas, quels biens n’a-t-il pas amassés, tandis que ma crainte m’a laissé dans l’indigence ! Écoute bien ce qui suit : « Les riches ont éprouvé l’indigence et la faim, mais ceux qui cherchent le Seigneur, auront tous les biens en abondance »[2]. Ces paroles te paraissent trompeuses en les prenant à la lettre ; car tu vois beaucoup de riches impies mourir au milieu de leurs richesses, et n’éprouver point la pauvreté pendant leur vie ; tu les vois vieillir et arriver à la fin de leur vie, parmi leurs grandes richesses ; on leur fait des pompes funèbres avec une grande magnificence ; au milieu des pleurs de leur famille on les conduit dans un riche tombeau, eux qui sont morts sur un lit d’ivoire ; et toi, qui connais peut-être les dérèglements et les crimes d’un tel homme, tu dis en ton âme : Je sais ce qu’il a fait ; et néanmoins il a vieilli, il est mort dans son lit, les siens le conduisent à la tombe, et on lui fait de si grandes funérailles : et moi, je connais ce qu’il a fait, et l’Écriture m’en impose, elle me trompe, quand j’entends et quand je chante : « Les riches ont éprouvé l’indigence et la faim ». Quand cet homme a-t-il été pauvre, et quand dans l’indigence ? « Mais ceux qui cherchent le Seigneur, auront tous les biens en abondance ». Chaque matin je me rends à l’Église, chaque jour je fléchis le genou, chaque jour je cherche le Seigneur, et pourtant je ne possède aucun bien : tel autre s’est peu soucié du Seigneur, et il est mort dans de grandes richesses. C’est là le nœud du scandale qui étouffe celui qui pense de la sorte. Il cherche sur la terre un aliment périssable, et ne cherche point dans le ciel une véritable récompense ; il donne tête baissée dans le filet du diable, qui lui presse la gorge, le pousse au mal, et lui fait imiter ce riche qu’il voit mourir parmi tant de richesses.
15. Loin de toi donc d’entendre ainsi ces paroles. Comment les entendrai-je ? des biens spirituels. Où sont-ils ? C’est le cœur qui les voit et non les yeux. Mais je ne vois pas ces biens ? Quiconque les aime, les voit. Je ne vois point la justice ? Elle n’est pas de l’or, elle n’est pas de l’argent. Si elle était de l’or, tu la verrais ; mais parce qu’elle est la foi, tu ne la vois point. Et si tu ne vois point la foi, pourquoi donc aimes-tu un serviteur fidèle ? Interroge tes sentiments, et vois quel est le serviteur que tu aimes. Tu as peut-être un serviteur d’une belle figure, d’une haute stature, d’un port élégant ; mais il est fripon, méchant et fourbe : tu en as un autre, qui est peut-être petit de taille, désagréable de visage, et au teint basané, mais fidèle, économe et sobre ; examine bien, je t’en prie, celui que tu préfères. Les yeux du corps donneront la préférence au serviteur fourbe, mais bien fait ; mais les yeux du cœur au serviteur fidèle, mais disgracié. Tu vois donc ce que tu désires qu’un autre te rende, c’est-à-dire la bonne foi, c’est à toi à la lui rendre aussi. Pourquoi ressens-tu de l’affection pour celui qui se montre fidèle, et as-tu des éloges pour des qualités que voient seulement les yeux du cœur ? Seras-lu donc pauvre, quand tu seras comblé de ces richesses spirituelles ? Était-ce donc pour tel autre une grande richesse, qu’un lit d’ivoire ? et tu te crois pauvre, quand le ht de ton cœur étale comme des perles ces vertus de justice, de vérité, de charité, de foi, de patience, de mansuétude ! Examine tes richesses, si tu possèdes ces vertus, et compare-les aux grands biens des riches. Mais celui-ci, dans son négoce, trouve des mules de grand prix elles achète ; si la foi pouvait se vendre, à quel prix n’en achèterais-tu pas ? Et cependant Dieu u voulu te la donner gratuitement, et tu ne l’en remercies pas. Le s riches sont donc dans la disette, ils sont dans la pauvreté ; et ce qui est pire encore, ils n’ont pas un morceau de pain. Je ne veux pas dire qu’ils n’ont ni or ni argent, quoique souvent même ils en manquent.

  1. Ps. 33,10
  2. Id. 11