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ne dégénère point en haine, et que notre œil ne s’éteigne point. « La colère a jeté le trouble dans mes yeux », dit le psalmiste, « et dans mon âme et dans mes entrailles », c’est-à-dire, a troublé tout ce qui est au dedans de moi, car les entrailles désignent l’intérieur. Il est quelquefois permis de s’irriter contre les méchants, les pervers, les violateurs de la loi, les gens de mauvaise vie, mais il n’est point permis de crier. Or, cette colère qui ne doit pas éclater en cris, est chez nous un trouble intérieur. Le mal est parfois si grand, qu’on ne peut même le reprendre.
5. « Ma vie a langui dans la douleur, et mes années dans les gémissements »[1]. « Ma vie », dit le Prophète, « est une douloureuse défaillance ». Saint Paul a dit aussi : « Nous vivons maintenant, si vous demeurez fermes dans le Seigneur »[2]. Tous ceux qui ont trouvé la perfection dans l’Évangile et dans la grâce, ne vivent plus que pour les autres. Car il n’y a plus pour eux-mêmes nécessité de vivre ici-bas. Mais comme les autres ont besoin de leurs services, alors s’accomplit en eux ce mot de l’Apôtre : « J’ai le vif désir d’être dégagé des liens du corps, et d’être avec Jésus-Christ, ce qui est sans comparaison le meilleur ; mais il est plus avantageux pour vous que je demeure en cette vie »[3]. Donc, pour l’homme qui voit que ses services, ses travaux, sa prédication demeurent sans fruit chez les autres, sa vie languit dans l’indigence. Funeste indigence ! faim déplorable ! Car ceux que nous gagnons à Dieu, sont pour l’Église une nourriture. Que dis-je, une nourriture ? Oui, elle la fait passer par son corps, de même que toute nourriture en nous passe par notre corps. Telle est l’œuvre de l’Église par les saints ; elle a faim de ceux qu’elle veut gagner, et quand elle a pu les gagner, elle s’en fait une sorte de nourriture. C’est l’Église que figurait saint Pierre, quand il vit descendre du ciel un vaste linceul contenant toutes sortes d’animaux, des quadrupèdes, des reptiles, des oiseaux, lesquels, à leur tour, figuraient toutes les nations. Le Seigneur nous montrait que l’Église devait absorber tous les peuples de la terre, et les changer en son corps ; aussi dit-il à Pierre : « Tue, et mange »[4]. Tue et mange, ô sainte Église, ô Pierre, puisque sur cette pierre je bâtirai mon Église[5]. Tue d’abord, mange ensuite ; tue ce qu’ils sont, et fais-les ce que tu es. Quand on prêche l’Évangile, et que le prédicateur voit que les hommes n’en tirent aucun avantage, pourquoi ne s’écrie-t-il pas : « Ma vie s’affaisse dans la douleur, et mes années dans les gémissements. Ma vigueur s’affaiblit dans l’indigence, et le trouble est dans mes os ? »[6] Les années que nous passons ici-bas s’écoulent dans les gémissements. Pourquoi ? « Parce que l’iniquité abonde, et que la charité de plusieurs se refroidit »[7]. Ce sont des gémissements et non de hauts cris. Quand l’Église voit la foule courir à sa perte, elle dévore ses propres plaintes, et dit à Dieu : « Du moins mes gémissements ne sont point secrets pour vous »[8]. Cette parole d’un autre psaume, et qui s’accorde bien avec celui-ci, veut dire : mes gémissements peuvent être cachés pour les hommes, et jamais pour vous ils ne sont en oubli. « Ma force languit dans l’indigence, et le trouble est dans mes os ». Nous avons déjà fait connaître cette indigence. Par ossements, on entend les hommes forts de l’Église ; ceux qui ne craignent point les persécutions, s’émeuvent quelquefois des iniquités de leurs frères.
6. « Je suis plus en opprobre que tous mes ennemis, c’est un excès pour mes voisins, un effroi pour ceux qui me connaissent ». Quels sont les ennemis de l’Église ? Les païens et les Juifs ? La vie d’un mauvais chrétien est pire que leur vie. Voulez-vous comprendre comment elle est plus dépravée ? Le prophète Ezéchiel compare ces ennemis à des sarments inutiles[9]. Supposez que les païens sont les arbres d’une forêt qui est en dehors de l’Église, on peut encore en tirer quelque partie, comme un ouvrier trouve un morceau qui lui convient dans des bois ouvrables ; s’il y trouve des nœuds, des courbures, de l’écorce, il tranche, il scie, il aplanit, afin de l’approprier à l’usage des hommes. Mais le bois de sarment ne donne aucun fruit, et s’il est retranché de la vigne, l’ouvrier n’en peut rien faire, il n’est bon qu’à être jeté au feu. Écoutez bien, mes frères ; partout on préfère au bois des forêts le sarment qui tient à la vigne, car alors il donne du fruit ; mais quand la serpe du vigneron l’a séparé de la vigne, on lui préfère le bois des forêts, dont l’ouvrier

  1. Ps. 30,11
  2. 1 Thes. 3,8
  3. Phil. 1,23-24
  4. Act. 2,13
  5. Mt. 16,18
  6. Ps. 30,11
  7. Mt. 24,12
  8. Ps. 37,10
  9. Ez. 15,2