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emplir les greniers ? Mais comme ce prodige se renouvelle chaque année, personne ne l’admire ; ce qui écarte l’admiration, ce n’est pas le peu d’importance du fait, c’est que le fait est ordinaire. Lorsque le Seigneur opérait ces miracles, il parlait à l’intelligence, non-seulement de vive voix, mais encore par ses actes. Les cinq pains signifiaient pour lui les cinq livres de la loi de Moïse ; car cette loi est à l’Évangile, ce que l’orge est au froment. Il y a dans ces livres de profonds mystères concernant le Christ ; aussi le Christ disait-il lui-même : « Si vous croyiez Moïse, vous ne croiriez aussi, car il a parlé de moi dans ses écrits[1]. » Mais de même que dans l’orge la moelle est cachée sous la paille, ainsi le Christ est voilé sous les mystères de la loi. Quand on expose ces mystères qui recèlent le Pain de vie, ils semblent se dilater : ainsi se multipliaient les cinq pains quand on les rompait. Ne vous ai-je pas rompu le pain moi-même en vous faisant ces observations ? Les cinq mille hommes désignent le peuple soumis aux cinq livres de la loi ; les douze corbeilles sont les douze Apôtres remplis aussi des débris de cette même loi. Quant aux deux poissons, ils figurent ou les deux préceptes de l’amour de Dieu et du prochain, ou les Juifs et les Gentils, ou les deux fonctions sacrées de l’empire et du sacerdoce. Exposer ces mystères, c’est rompre le pain ; les comprendre, c’est le manger.

2. Contemplons maintenant l’Auteur de ces merveilles. Il est le pain descendu du ciel[2] ; mais c’est un pain qui nourrit sans diminuer, qu’on peut manger sans le consumer. Ce pain était encore désigné par la manne ; aussi est-il écrit : « Il a donné le pain du ciel, l’homme a mangé le pain des Anges[3]. » Quel est ce pain du ciel, sinon le Christ ? Mais afin de permettre à l’homme de manger le pain des Anges, le Seigneur des Anges a dû se faire homme. S’il ne se l’était point fait, nous n’aurions pas sa chair ; et si nous n’avions pas sa chair, nous ne mangerions pas le pain de l’autel. Ah ! puisque nous en avons un gage si précieux, courons prendre possession de notre héritage. Oui, mes frères, désirons vivre avec le Christ, puisque nous avons un tel gage dans sa mort. Eh ! comment ne nous ferait-il point part de ses biens, lui qui a souffert de nos maux ? Dans ces pays et dans ce siècle pervers, que voit-on le plus, sinon naître, souffrir et mourir ? Examinez avec soin les choses humaines, et confondez-moi si je mens. Examinez si tous les hommes sont ici pour autre chose que pour naître, souffrir et mourir. Tels sont les produits de notre pays, on les y trouve en abondance. Or c’est pour les acheter qu’est descendu le divin Négociant. Quiconque achète, donne et reçoit ; il donne ce qu’il a et reçoit ce qu’il n’a pas ; pour payer il donne son argent, et reçoit ce qu’il a payé, ainsi en est-il ici du Christ ; il a donné et il a reçu. Mais qu’a-t-il reçu ? Ce que produit si largement notre pays, de naître, de souffrir et de mourir. Et qu’a-t-il donné ? De renaître, de ressusciter et de régner éternellement. O négociant généreux, achetez-nous. Pourquoi dire achetez-nous, quand nous devons vous rendre grâces de nous avoir achetés ? Vous nous livrez même notre rançon ; ne la recevons-nous pas lorsque nous buvons votre sang ? De plus nous lisons l’Évangile, l’acte de notre acquisition. Ainsi nous sommes à la fois vos esclaves et vos créatures ; puisque vous nous avez formés et rachetés. Chacun ici peut acheter son esclave, nul ne saurait le créer ; tandis que le Seigneur a créé et racheté ses serviteurs : il les a créés en leur donnant l’existence, il les a rachetés pour les soustraire à l’esclavage. Nous étions tombés sous l’autorité du prince de ce siècle, qui avait séduit et asservi Adam et nous retenait comme des esclaves de naissance. Le Rédempteur est venu, et il a triomphé du séducteur. Et qu’a-t-il fait contre ce tyran ? Pour nous racheter, il a fait de sa croix un piège ; il y a mis son sang comme un appât. L’ennemi a pu répandre ce sang, mais sans mériter de le boire ; et en répandant le sang de qui ne lui devait rien, il a été condamné à relâcher ses débiteurs ; pour avoir versé le sang innocent, il a perdu tout droit sur les coupables. Le Sauveur effectivement consentit à le répandre pour effacer nos péchés ; et c’est ainsi que le sang du Rédempteur anéantit les titres de notre ennemi. Celui-ci ne nous tenait sous le joug qu’à cause de nos iniquités ; ces iniquités étaient comme les chaînes des captifs. Survint le Libérateur ; il enchaîna le fort armé par sa passion, il pénétra dans sa demeure, c’est-à-dire dans les cœurs qu’il habitait et enleva les vaisseaux qui lui appartenaient[4], c’est-à-dire nous-mêmes. Ce tyran nous avait remplis de son amertume ; il voulut

  1. Jn. 5, 46
  2. Jn. 6, 41
  3. Psa. 77, 24-25
  4. Mat. 12, 29