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avait prospéré ? Le domaine qu’il possédait avait produit des fruits en abondance, et en telle abondance qu’il ne savait où les mettre ; ainsi la richesse même mit tout-à-coup dans la gêne ce vieil avare. Combien d’années s’étaient déjà écoulées sans que ses greniers fussent trop étroits ? Il avait donc fait une récolte si riche que ce qui avait suffi ne lui suffisait plus. Dans sa détresse il cherche donc, nos pas comment il dépensera, mais comment il conserve la cette abondance extraordinaire. Or, à force d’y réfléchir, il trouva un moyen. Ce moyen découvert lui fit croire qu’il était sage. J’ai réfléchi avec prudence, j’ai découvert avec sagesse, disait-il. Qu’a-t-il découvert dans sa sagesse ? « Je renverserai mes greniers, dit-il, j’en ferai de plus grands, je les remplirai et je dirai à mon âme. » Que lui diras-tu ? « Mon âme, tu as beaucoup de bien en réserve pour plusieurs années ; repose-toi, mange, bois, fais grande chère. » Voilà ce que dit à son âme ce sage bien avisé.
6. « Dieu lui dit â son tour ; » car Dieu ne dédaigne pas d’adresser la parole aux insensés eux-mêmes. Mais, dira peut-être quelqu’un d’entre vous, comment Dieu s’est-il entretenu avec cet insensé ? O mes frères, à combien d’insensés ne parle-t-il pas quand on lit l’Évangile ? Car écouter l’Évangile, quand on le lit, sans le pratiquer, n’est-ce pas être insensé ? Que lui dit donc le Seigneur ? Comme cet avare s’applaudissait encore de la mesure qu’il venait de découvrir : « Insensé », lui dit le Sauveur ; « Insensé », qui te crois sage ; « Insensé », qui as dit à ton âme : « Tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années ; aujourd’hui même on te redemande ton âme. » Tu lui as dit : « Tu possèdes beaucoup de bien ; » et on te la redemande, et elle ne possède plus rien. Ah ! qu’elle méprise cette sorte de biens et soit bonne en elle-même, afin qu’elle se présente avec sécurité lorsqu’on la redemandera. Et qu’y a-t-il de plus inique que de chercher à posséder beaucoup de biens sans vouloir être bon ? Tu es indigné de rien avoir, toi qu’il ne veux pas être ce que tu cherches à posséder. Voudrais-tu que ton champ fût mauvais ? Non sans doute, tu veux qu’il soit bon. Que ta femme fut mauvaise ? Non, mais qu’elle soit, bonne. Voudrais tu enfin d’une habitation mauvaise, d’une mauvaise chaussure ? Pourquoi n’y a-t-il que ton âme que tu veuilles mauvaise ? À cet insensé occupé de vains projets et construisant des greniers sans faire attention aux besoins des pauvres, le Sauveur ne dit point : Ton âme aujourd’hui sera entraînée dans l’enfer ; il ne dit pas cela, mais : « On te la redemande. » Je ne te fais pas connaître où elle ira ; je te dis seulement que bon gré, malgré toi, elle quittera ces lieux où la tiens pour elle tant de biens en réserve. Comment, ô insensé, as-tu songé à renouveler et à agrandir tes greniers ? Ne savais-tu que faire de tes récoltes ?
7. Cet avare peut-être n’était pas chrétien. Pour nous, tues frères, qui avons foi à l’Évangile qu’on nous lit ; pour nous qui en adorons l’auteur et qui portons au front et dans le cœur son symbole sacré, écoutons ce qu’il dit. Il importe extrêmement de savoir si ce signe du Christ est gravé sur le front seulement, ou s’il l’est en même temps au front et dans le cœur. Vous avez entendu ce que nous lisions aujourd’hui dans le saint prophète Ézéchiel, comment le Seigneur, avant d’envoyer l’ange exterminateur, envoya d’abord un autre ange pour désigner ceux qui seraient épargnés. « Va, lui dit-il, et grave un signe sur le front de ceux qui gémissent et qui pleurent sur les péchés de mon peuple, sur les péchés qui se commettent au milieu d’eux. » Il n’est pas dit : qui se commettent en dehors, mais au milieu d’eux [1]. Ils en gémissent toutefois et ils en pleurent : aussi sont-ils arqués au front, non pas au front du visage ruais au front de la conscience. Ne voit-on pas en effet le front rougir quelquefois lorsque la conscience est émue ? La honte et la crainte s’y peignent tour à tour. Il y a donc une espèce de front dans la conscience, et c’est là que furent marqués les élus pour échapper au glaive. Sans doute ils n’empêchaient point les péchés qui se commettaient au milieu d’eux, mais ils en gémissaient ; cette douleur les séparait des pécheurs, les en séparait devant Dieu, quoiqu’aux yeux des hommes ils y fussent mêlés. Et cette invisible marque les préserve d’une mort visible. Vient ensuite l’Ange exterminateur, et Dieu lui dit en l’envoyant : « Va, porte la destruction, n’épargne ni petit ni grand, ni homme ni femme ; mais n’approche point de ceux qui sont marqués au front[2]. » Quelle assurance vous trouvez là, vous, mes frères, qui êtes au milieu de ce peuple, mais en gémissant et en déplorant, sans y prendre part, les, iniquités qui se commettent parmi vous !
8. Or, afin d’éviter ces iniquités, « Gardez-

  1. Cette réflexion, comme plusieurs autres que l’on rencontre dans ce discours, et dans d’autres, est dirigée contre les Donatistes qui croyaient devoir se séparer des pécheurs.
  2. Eze. 9, 4-6