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de partager, je ne veux donc pas les dépouiller, les mettre à nu, les priver de tout ; je leur apprends au contraire à faire des profits, puisque je leur montre à s’amasser un trésor. Non, je ne veux pas les appauvrir. « Qu’ils amassent un trésor. » Je ne leur conseille pas de perdre ce qu’ils ont, je leur montre où ils doivent le transporter. « Qu’ils s’amassent un trésor qui soit un bon fondement pour l’avenir et qu’ils gagnent ainsi la véritable vie [1]. » Celle-ci est donc fausse : « qu’ils gagnent la véritable vie. En effet vanité des vaniteux et tout est vanité. Quel profit si grand recueille l’homme de tout le travail auquel il se livre sous le soleil[2] ? » C’est la vie éternelle qu’il faut acquérir, c’est au séjour de cette véritable vie qu’il faut faire transporter ce que nous possédons, afin de retrouver là ce que nous donnons ici. Là Dieu change nos biens comme il nous change nous-mêmes.
12. Donnez donc aux pauvres, mes frères. « Ayant la nourriture et le vêtement, contentons-nous. » Le riche ne trouve dans ses richesses que ce que lui demande le pauvre, la nourriture et le vêtement. Tires-tu réellement davantage de tout ce qui est à. toi ? Tu as pris dans tes trésors la nourriture et le vêtement nécessaire ; je dis le nécessaire et non ce qui est vain et superflu. Que peux-tu y prendre davantage ? Dis-le-moi. Tout le reste est donc superflu. Mais ce superflu n’est-il pas nécessaire aux pauvres ? Moi, dis-tu, je prends une nourriture exquise, de haut prix. – Et le pauvre ? – Des aliments communs. Le pauvre vit à peu de frais et moi à grands frais. – Et maintenant, quand vous êtes rassasiés l’un et l’autre ? Tu prends cette nourriture de grand prix ; et quand tu l’as prise ? Ah si notre corps était transparent, ne rougirais-tu pas de voir ce que deviennent ces aliments précieux ? Le pauvre a faim, le riche a faim, et tous deux demandent à satisfaire à ce besoin. Le pauvre y satisfait par des aliments de peu de valeur, et le riche par des aliments de grand prix. L’effet produit n’est-il pas le même ? Chacun n’est-il pas arrivé à son but ? Mais le pauvre y est arrivé par un chemin plus court, et le riche par des longs circuits. Sans doute, répliques-tu ; mais ces aliments recherchés ont plus de saveur pour moi. – Eh ! toujours dégoûté, te rassasies-tu jamais ? Sais-tu quelle saveur on trouve dans les mets qu’assaisonne la faim ? Je n’entends pas forcer les riches à faire usage de la nourriture des pauvres. L’habitude les a affaiblis, qu’ils conservent donc leur habitude, mais en gémissant de ne pouvoir faire autrement, ce qui serait préférable. Or, si le mendiant ne se vante pas de sa pauvreté, pourquoi t’enorgueillir de ton infirmité ? Prends une nourriture choisie, une nourriture de prix, puisque tu en as l’habitude, puisque tu ne saurais faire autrement, puisque changer serait te rendre malade ; j’y consens, fais usage du superflu, mais donne aux pauvres le nécessaire ; fais usage de ce qui a du prix, mais donne aux pauvres ce qui est de peu de valeur. Le pauvre a les yeux sur toi, et tu as les yeux sur Dieu ; le pauvre a les yeux sur la main qui a été faite comme la sienne, et tu as les yeux sur la main qui t’a fait. Et n’a-t-elle fait que ; toi ? N’a-t-elle pas fait le pauvre comme toi ? Dieu vous a mis l’un et l’autre dans cette vie comme dans un même chemin ; vous vous y rencontrez, vous suivez la même route. Le pauvre n’a rien à porter, toi tu es trop chargé ; il ne porte aucune provision, tu en as plus que le nécessaire : Tu es donc trop chargé, donne-lui de ce que tu as, et en le nourrissant tu allèges ton fardeau.
13. Ainsi donnez aux pauvres ; c’est la prière, c’est l’avis, c’est l’ordre et le commandement que je vous adresse. Donnez-leur tout ce que vous voudrez. Je ne dissimulerai point devant votre charité pour quel motif j’ai cru devoir vous faire ce discours. Depuis que nous sommes ici, lorsque nous allons à l’Église ou que nous en revenons, les pauvres nous interpellent et nous prient de vous engager à leur donner quelque chose. Ils nous ont donc invités à vous parler, et comme ils ne reçoivent rien encore, ils se figurent que nous travaillons en vain au milieu de vous. Ils attendent aussi quelque chose de nous. Nous leur donnons tout ce que nous pouvons ; mais sommes-nous capables de suffire à tous leurs besoins ? Dans notre impuissance, nous venons intercéder pour eux, même auprès de vous.
Vous nous comprenez, vous applaudissez : Dieu soit béni. J’ai jeté en vous la semence, et vous me rendez des paroles. Mais savez-vous que pour nous ces louanges sont plutôt une charge et un danger ? Nous tremblons sous ce poids. Pour vous, mes frères, ces louanges que vous nous donnez sont comme les feuilles que poussent les arbres : maintenant nous demandons des fruits.

  1. 1 Ti. 6, 7-10 ; 17-19
  2. Ecc. 1, 2-3