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replongé dans les ténèbres quand tu seras loué par la Lumière elle – même ? Les cœurs seront alors à découvert, maintenant ils sont voilés. On soupçonne quelqu’un d’être ennemi, peut-être est-il ami ; un autre semble ami, qui peut-être est ennemi caché. Quelle obscurité ! L’un se montre sévère et il nous aime ; l’autre flatte et il nous hait. Si je me fie aux paroles, je quitte des eaux tranquilles pour me heurter contre un rocher ; je fuis mon ami pour m’attacher à un ennemi. Cela vient de ce que le cœur est caché. Or c’est dans ce cœur caché, profond, mystérieux qu’il faut croire ; c’est pour cultiver ce cœur que tu t’es engagé. Travaille donc en croyant dans ce lieu impénétrable que ne perce point l’œil de celui qui travaille avec toi et où ne parvient que le regard de ton Dieu. « Le juste vit de la foi. » C’est là ton devoir.
5. J’ai traité, dimanche dernier, du jugement qui consiste à te juger toi-même [1], à ne pas te flatter lorsque tu découvres en toi des défauts, mais à te corriger et à devenir juste pour aimer Dieu, qui l’est souverainement. Comment ce Dieu juste pourrait-il plaire, à l’homme injuste ? Veux-tu donc aimer Dieu ? Deviens juste, juge-toi toi-même, ne t’applaudis pas, châtie, redresse, corrige en toi ce qui t’y déplaît avec raison. Prends l’Écriture pour te servir de miroir ; tu t’y verras sans mensonge, sans adulation, sans acception de personne. Si tu es beau, tu t’y trouveras beau, et laid si tu es laid. Mais en t’y voyant laid comme tu l’es, garde-toi d’accuser ce miroir ; rentre en toi-même ; le miroir ne te trompe pas, ne te trompe pas non plus. Juge-toi, gémis de ta laideur. En t’éloignant avec cette tristesse inspirée par cette laideur, tu te corrigeras et tu reviendras avec ta beauté recouvrée. Mais quand tu te seras jugé sans adulation, juge ton prochain avec amour. Tu peux juger en lui ce que tu vois. Mais il peut arriver qu’en voyant ses défauts tu te souilles ; il peut arriver aussi que lui-même t’avoue ses fautes et découvre à l’amitié ce qu’il tenait caché à l’inimitié. Juge ce que tu vois et laisse à Dieu ce que tu ne vois pas. Or en jugeant prends soin d’aimer l’homme et de haïr le vice sans aimer le vice à cause de l’homme et sans haïr l’homme à cause du vice. L’homme est ton prochain ; le vice est donc l’ennemi de ton prochain, et l’amitié demande que l’on haïsse ce qui nuit à son ami. Si tu crois cela, tu agiras en conséquence, car « le juste vit de foi, »
6. Voici ce qu’on rencontre fréquemment parmi les hommes. Il arrive parfois que l’un de tes amis devient l’ennemi d’un ami intime dont il était l’ami comme toi. De trois que vous étiez, deux se sont divisés ; toi qui restes, que dois-tu faire ? L’un veut, il exige, il demande instamment que tu te tournes avec lui contre votre ami commun qu’il commence à haïr, et il te dit : Tu n’es pas mon ami, puisque tu es l’ami de mon ennemi. Ce dernier t’adresse le même langage. Car, encore une fois, vous étiez trois, deux se sont brouillés, toi seul ne l’es pas. Si tu prends le parti de l’un, l’autre sera ton ennemi et réciproquement ; si d’un autre côté tu veux rester uni à l’un et à l’autre, ils murmureront tous deux. Telle est la difficulté, ce sont des épines dans la vigne où nous devons travailler. Veux-tu savoir de moi ce qu’il faut faire ? Demeure l’ami de l’un et de l’autre et travaille à les réunir. Ne révèle pas à celui-ci ce que celui-là peut avoir dit contre lui : ils pourraient redevenir amis et trahir à leur tour ceux qui les ont trahis. Si je parle ainsi toutefois, c’est d’une manière tout humaine, ce n’est pas en vue de Celui qui nous a loués pour sa vigne. Supposons donc que personne ne te trahisse : n’as-tu pas pour juge le Seigneur qui te voit ? Et si tu as entendu quelque mot de colère, de plainte, de critique, étouffe-le. Pourquoi le mettre au jour ? Pourquoi le révéler ? Il ne te fera pas mourir [2]. Parle convenablement à cet ami qui veut te faire rompre avec l’autre, parle-lui ouvertement, considère-le comme un cœur malade et applique-lui de doux remèdes. Dis-lui : Pourquoi veux-tu que je devienne son ennemi ? – Parce qu’il est le mien, répond-il. – Tu veux donc que je sois l’ennemi de ton ennemi ? Je dois être plutôt l’ennemi de tes vices. Celui dont tu veux me rendre l’ennemi est un homme : tu as un autre ennemi contre lequel je dois me déclarer si je suis ton ami. – Quel est cet autre ennemi, demandera-t-il. – C’est ta passion. – Et laquelle ? – La haine que tu portes à ton ami. Imite donc le médecin. Le médecin n’aime son malade qu’autant qu’il hait sa maladie, et pour l’en délivrer il la poursuit à outrance. Si vous aimez vos amis, n’aimez pas leurs vices.
7. Je parle ainsi, mais penses-tu que je fais ce que je dis ? Je le fais, mes frères, si je le fais d’abord en ce qui me concerne moi-même ; et je le fais eu moi-même, si Dieu m’en accorde la grâce. Je hais mes vices et pour obtenir la guérison de

  1. Ser. XLVIII.
  2. Sir. 19, 10