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une montagne ? Il faut donc examiner ce que signifient posséder la terre et habiter une montagne ; autrement on pourrait espérer d’amples domaines, ne pas détruire la cupidité mais en retarder l’essor ou plutôt lui donner des forces nouvelles et, sans sortir de l’ordre matériel, mépriser peu pour obtenir davantage. Qui ne laisserait un arpent pour en obtenir cent autres ? Qui ne sacrifierait aisément les jouissances d’un maigre et frugal repas, si on lui disait : À cette condition seulement tu seras admis à ce splendide et royal banquet ? S’abstenir dans cette vue des biens présents, ce n’est pas en finir avec la concupiscence. On renonce sans doute à quelque chose, mais c’est dans la crainte de perdre ce qu’on désire plus ardemment, et c’est toujours de la cupidité. Est-on moins avare quand on donne cent pour obtenir mille ? Ne crois donc pas délivré de cette passion celui que tu vois tenir peu à cent pièces de monnaie ; c’est qu’il en a mille en vue. On rencontre des hommes très-obséquieux envers des vieillards sans enfants ; ils passent sur beaucoup de choses à leur égard, mais ils nourrissent de magnifiques espérances. Or, est-ce avares, est-ce compatissants qu’il faut les nommer ? Aussi apprécie-t-on davantage le mérite des enfants des pauvres lorsqu’ils se montrent bons envers leurs parents dans le besoin : c’est évidemment la : piété qui les anime et non la cupidité. Quant au contraire les enfants des riches sont complaisants envers leurs parents, fut-ce la piété qui les inspire, on ne la voit pas ; Dieu peut la voir, mais elle est cachée aux yeux des hommes. Aussi arrive-t-il souvent que pleins de défiance pour les sentiments de leurs enfants et persuadés qu’ils obéissent uniquement en vue de la fortune, quoique ceux-ci dussent trouver avantage à être émancipés, quoiqu’ils aient besoin de ressources pour contracter mariage ou pour parvenir à quelque dignité, les parents refusent de leur, abandonner leur bien et s’écrient : Non, je n’y consentirai point, car on n’aurait plus d’égards pour moi. Quelle triste idée c’est avoir d’un fils ! Elle vient de ce que sa soumission est intéressée au lieu d’être inspirée par la vue de l’amour paternel. Craindre que ton enfant te dédaigne après le partage de tes biens, n’est-ce pas accuser sa piété d’être vénale et non filiale ? Combien l’emporte ce fils du pauvre, ce fils même d’un vieillard dans l’indigence et la misère, qui n’attend rien de son père puisque son père n’a rien à lui laisser et qui toutefois pourvoit à ses besoins par ses travaux et à la sueur de son font ! Il arrive cependant aussi que pénétrés de la crainte de Dieu et non dans l’espérance de la fortune qui les attend, des enfants de riches considèrent que leurs parents leur ont, donné la vie, l’éducation et que Dieu a établi ce précepte « Honore ton père et ta mère [1] ; » et pour ces motifs ils se montrent soumis. Mais en face de la récompense qui leur est proposée, on ne connaît point l’affection véritable qui les anime. Ils n’en sont toutefois que plus agréables à Dieu, qui seul distingue ce que les hommes ne sauraient ni voir ni louer. Ainsi Job servait Dieu avec fidélité. Les démons s’imaginèrent que c’était en vue d’une récompense terrestre. Quand fut-il prouvé que le patriarche était désintéressé ? Quand, après avoir tout perdu il s’écria : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté ; comme il a plu au Seigneur ainsi il a été fait : que le nom du Seigneur soi béni[2] ».
3. Pourquoi ces observations, mes frères ? Parce que l’Écriture ne cesse chaque jour de nous exciter à dédaigner les choses temporelles pour nous attacher aux choses éternelles ; à chaque page sacrée nous retrouvons constamment ces conseils, soit en termes clairs, soit en termes mystérieux et figurés. Quand les expressions sont mystérieuses, ne t’imagine point que la divine Écriture veuille dissimuler. La volonté de Dieu se manifeste-t-elle avec clarté ? Aime-la ; attache-toi à ses conseils quand ils ne sont pas douteux. Manifeste ou obscure, placée au soleil ou à l’ombre, cette volonté est toujours la même ; suis-la telle que tu la découvres. Il y a, je l’ai dit, obscurité dans ces expressions : « Il possédera la terre et habitera ma sainte montagne ; » car en les prenant à la lettre, nous ne nous purifierions point de toute souillure de la chair et de l’esprit ; et si par avarice, au lieu de nous appliquer à la piété, nous nous disposons à pendre possession d’une montagne de terre, c’est en vain que Dieu aura uni pour nous la fin de la, prophétie, avec le commencement de l’épître. Que devons-nous donc entendre par montagne ? Cette expression est équivoque sans doute ; mais si Dieu nous abandonnait à nous-mêmes, nulle part il n’en ferait connaître clairement la signification. Mais quand il te la manifeste, aime cette montagne mystérieuse : aime-la partout où il la recommande à ton amour, partout où l’Écriture

  1. Exod. 20, 12
  2. Job. 1, 21