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difficile, car on se dépouille de ce que l’on a donné et de ce que l’on donnera.
2. L’Apôtre cependant nous rassure de ce côté. « Selon les moyens de chacun, dit-il, non pour soulager les autres et pour vous surcharger[1]. » Que chacun examine donc ce qu’il peut, sans chercher à thésauriser sur la terre ; qu’il donne, car on ne perd pas ce que l’on donne. Que dis-je ? Non seulement on ne perd pas ce que l’on donne, mais il n’y a véritablement que ce que l’on donne que l’on ne perde pas. Quant au reste, si tu le possèdes en abondance sans le donner, ou tu le perds pendant ta vie ou il t’échappe à la mort. En effet, mes frères, à quoi ne nous porte pas la divine promesse ? « Pardonnez, dit-elle, et on vous pardonnera ; donnez et on vous donnera. » Donnez et on vous donnera. À qui s’adresse ce langage ? C’est Dieu qui parle ainsi à l’homme, l’immortel aux mortels, l’opulent Père de famille au mendiant. Ah ! Il ne reniera point ce que nous lui avons donné. Nous pouvons donc prêter à usure ; donnons à usure, mais donnons à Dieu et non à l’homme. C’est donner à Celui qui est riche, c’est donner à qui nous a donné de quoi donner. Et pour des biens de vil prix, pour des biens frivoles, périssables, corruptibles et terrestres, il nous promet des biens éternels, incorruptibles, des biens que nous conserverons à jamais ; que dire davantage ? il se promet lui-même. Si donc tu l’aimes, achète-le en t’adressant à lui-même. Et pour apprendre à te donner à lui en retour, écoute-le, car il dit : « J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais sans asile, et vous m’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi[2]. » Ils lui demanderont alors : « Quand est-ce que nous vous avons « vu » placé dans ces extrémités et que nous vous avons secouru ? « Toutes les fois, répondra-t-il, que vous l’avez fait à l’un de mes petits frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » Si donc il nous donne du haut du ciel, il reçoit de nous sur la terre. Et toi tu prêtes en quelque sorte à usure dans un pays lointain. Tu donnes ici, là tu recevras : tu donnes ici des choses périssables, là tu recevras des choses qui dureront éternellement.
3. Mais ne dis-tu pas à Dieu : « Délivrez-moi, Seigneur, de l’homme mauvais ? » Nous venons en effet de chanter ces paroles, et je sais avec quel gémissement tu t’écries : « Délivrez-moi, Seigneur, de l’homme mauvais. » Quel est en effet le mortel qui n’a point à souffrir de quelque homme mauvais ? Si donc tu dis de tout ton cœur : « Délivrez-moi, Seigneur, de l’homme mauvais », regarde-toi premièrement toi-même avec toute l’attention possible. Quand tu as dit : « Délivrez-moi, Seigneur, de l’homme mauvais », suppose que Dieu te demande : duquel ? Tu répondras : De Gaïus, de Lucius, de je ne sais quel autre ennemi. Mais, reprendra le Seigneur : Tu ne me parles pas de toi ? Si je veux te délivrer de l’homme mauvais, il faut d’abord te délivrer de toi-même. Ce méchant te fait souffrir, garde-toi d’avoir à souffrir de ta propre méchanceté.
Examinons si cet homme mauvais trouve en toi matière à te tourmenter. Que te fera-t-il si tu n’es pas mauvais toi-même ! Ne te laisse ni dominer par l’avarice, ni fouler aux pieds par la concupiscence, ni briser par la colère. Voilà tes ennemis intérieurs. Ne te blesse pas toi-même, et comment te nuira alors un mauvais voisin, un maître mauvais, un homme influent mauvais : comment te nuiront-ils ? Qu’ils te trouvent juste, qu’ils te trouvent fidèle, qu’ils te trouvent chrétien : encore une fois, comment te nuiront-ils ? Comme les Juifs ont nui à Étienne. Mais en lui faisant du mal ils l’ont comblé de biens. Ainsi quand tu demandes à Dieu de te délivrer de l’homme mauvais, ne t’oublie pas, ne t’épargne pas, demande-lui de te délivrer de toi. Comment te délivrer de toi ? En effaçant tes péchés, en t’accordant des mérites, en te donnant la force de lutter contre tes convoitises, en t’inspirant la vertu, en répandant en ton âme l’onction céleste pour triompher de tout plaisir terrestre. En te faisant ces grâces, Dieu te délivre de toi, et au milieu des maux passagers de ce siècle, tu attends avec confiance que le Seigneur vienne apporter les biens qui ne sauraient passer. C’est assez pour aujourd’hui.
Vous remarquez assurément comment après être arrivé si faible je me suis fortifié en parlant. Ah ! c’est que j’ai tant d’ardeur et tant de désir pour votre avancement ! N’est-il pas vrai que l’ouvrier des champs sent moins le poids du travail lorsqu’il en espère des fruits ? Soyez mes fruits, afin que je sois avec vous et que tous ensemble nous soyons les fruits de Dieu.

  1. 2 Cor. 8, 12-13
  2. Mt. 25, 35-40