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fruit sera coupé et jeté au feu. Vous les connaîtrez donc à leurs fruits. »
79. A ce propos il faut surtout se défier de l’erreur de ceux qui entendent, par ces deux arbres, deux natures : la nature de Dieu, et une autre qui n’est pas celle de Dieu et ne provient pas de Dieu. J’ai déjà longuement discuté cette erreur dans d’autres livres, et, s’il le faut, je la discuterai encore ; il s’agit maintenant de faire voir qu’elle ne peut s’appuyer sur la comparaison des deux arbres. D’abord le Christ parle ici des hommes, et cela est tellement clair qu’en lisant ce qui précède et ce qui suit, on ne peut que s’étonner de l’aveuglement de ces hérétiques. Ensuite, ils insistent sur ces mots : « Un arbre bon ne peut produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits » et ils s’imaginent qu’une âme mauvaise ne peut pas s’améliorer, ni une âme bonne se détériorer ; comme si on avait dit : Un arbre bon ne peut pas devenir mauvais, ni un arbre mauvais devenir bon ; tandis que le texte porte : « Un arbre bon ne peut pas produire de mauvais fruits, ni un arbre mauvais produire de bons fruits. » Or l’arbre c’est l’âme même, l’homme même ; et le fruit de l’arbre, les œuvres de l’homme ; un homme mauvais ne peut donc faire le bien, ni l’homme bon, le mal. Par conséquent si l’homme mauvais veut faire le bien, il faut d’abord qu’il devienne bon. C’est ce que le Seigneur exprime ailleurs plus clairement : « Ou rendez l’arbre bon, ou rendez l’arbre mauvais » Or, si les deux arbres eussent signifié les deux natures dont parlent ces hérétiques, le Christ ne dirait pas : Rendez ; car qui d’entre les hommes peut faire une nature ? Ensuite, là encore, après avoir parlé des deux arbres, le Seigneur ajoute : « Hypocrites, comment pouvez-vous dire de bonnes choses, puisque vous êtes mauvais[1] ? » Donc tant qu’on est mauvais on ne peut produire de bons fruits, et si on produit de bons fruits, c’est qu’on n’est plus mauvais. C’est ainsi qu’on peut dire avec une exacte vérité : la neige ne saurait être chaude ; car, dès qu’elle est chaude, nous ne l’appelons plus neige mais eau. Il peut donc se faire que ce qui était neige ne le soit plus, mais non qu’il y ait de la neige chaude. Ainsi il peut arriver que celui était mauvais cesse de l’être, et néanmoins il est impossible qu’un homme mauvais fasse le bien, quoiqu’il puisse parfois être utile : mais alors ce n’est pas lui qui fait le bien ; le bien se fait à son occasion, par l’action de la divine Providence. C’est ainsi qu’il a été dit des pharisiens : « Faites ce qu’ils disent, mais ne faites pas ce qu’ils font. » S’ils disaient de bonnes choses, et si ce qu’ils disaient était utile à entendre et à pratiquer, ce n’était point leur œuvre. Car, dit le Seigneur,« ils sont assis sur la chaire de Moïse[2]. » Ils pouvaient donc, grâce à la divine Providence, être utiles en prêchant la Loi de Dieu et faire du bien à leurs auditeurs sans s’en faire à eux-mêmes. C’est des hommes de ce genre qu’un prophète a dit ailleurs : « Vous avez semé du froment et vous recueillerez des épines[3] » parce qu’ils enseignaient le bien et faisaient le mal. Ceux qui les écoutaient et mettaient leurs maximes en pratique ne cueillaient donc pas des raisins sur des épines, mais cueillaient des raisins sur la vigne à travers les épines ; comme si quelqu’un, passant la main par une haie, cueillait un raisin sur le cep que la haie entoure. Ce serait bien le fruit, non des épines, mais de la vigne.
80. On a certainement très grande raison de demander à quels fruits le Seigneur veut que nous fassions attention pour connaître l’arbre. Car beaucoup estiment comme fruits, ce qui fait partie des vêtements des brebis, et, par là, sont trompés par les loups : tels sont le : jeûnes par exemple, les prières où les aumônes : toutes œuvres qui peuvent être faites par des hypocrites, autrement on n’aurait pas dit plus haut : « Prenez garde à ne pas faire votre justice devant les hommes, pour être vus d’eux. » Ce principe une fois passé, le Sauveur détaille ces trois espèces de bonnes œuvres : l’aumône, la prière, le jeûne. Beaucoup donnent abondamment aux pauvres, non par pitié mais par ambition ; beaucoup prient, ou plutôt paraissent prier, sans avoir Dieu en vue, mais dans le désir de plaire aux hommes ; beaucoup jeûnent, et font parade d’une abstinence prodigieuse aux yeux de ceux qui regardent cette vertu comme difficile et honorable ; et par ces ruses isl se séduisent, trompant, d’une part, par des fausses apparences, et de l’autre, pillant et tuant ceux qui ne savent pas voir les loups sous ces peaux de brebis. Le Seigneur nous avertit donc que ce ne sont pas là des fruits auxquels on puisse juger un arbre. En effet, quand tout cela procède d’un cœur droit et sincère, ce sont là des véritables vêtements

  1. Mt. 12, 33, 34
  2. Mt. 23, 3
  3. Jer. 12, 13