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ne comprennent pas les hérétiques ennemis de l’ancien Testament, quand ils prétendent que ces paroles : « Le Seigneur votre Dieu vous tente » doivent être attribuées à l’ignorance ; comme si l’Évangile ne nous disait pas du Seigneur lui-même : « Or il disait cela pour l’éprouver, car pour lui il savait ce qu’il devait faire[1]. » En effet si le Seigneur connaissait le cœur de celui qu’il éprouvait, qu’a-t-il voulu voir en l’éprouvant ? Évidemment c’était pour que celui qu’il éprouvait se connût lui-même et condamnât son propre découragement, en voyant la foule rassasiée d’un pain miraculeux, lui qui s’était imaginé qu’elle n’avait rien à manger.

32. On ne demande donc point ici de ne pas éprouver de tentation, mais de n’y pas succomber : à peu près comme un homme, devant subir l’épreuve du feu, demanderait non, pas que le feu ne le touchât pas, mais seulement qu’il ne le consumât pas. En effet, le feu éprouve les vases du potier, et l’atteinte de la tribulation, les hommes justes[2]. Joseph a été tenté d’adultère, mais il n’y a point succombé[3] ; Suzanne a été tentée, mais sans avoir été induite ni entraînée dans la tentation[4] ; et ainsi de beaucoup d’autres personnages de l’un et de l’autre sexe, et de Job surtout. Ces hérétiques ennemis de l’ancien Testament, en cherchant à tourner en dérision l’admirable fidélité de ce juste au Seigneur son Dieu, insistent particulièrement sur ce point : que Satan demanda permission de le tenter[5]. Ils demandent aux ignorants, à des hommes incapables de telles connaissances, comment Satan a pu parler à Dieu : ne voyant pas, et ils ne le peuvent : tant les superstitions et l’esprit de contention les aveuglent ! Ne voyant pas que Dieu n’est point un corps occupant un lieu dans l’espace, de manière à être ici et non là, à avoir ici une partie de lui-même et une autre ailleurs ; mais qu’il est présent partout par sa majesté, sans division de parties et parfait en tous lieux. S’ils prennent dans le sens matériel ce qui est dit : « Le ciel est mon trône et la terre l’escabeau de mes pieds[6] : » passage que le Seigneur lui-même confirme en disant : « Ne jurez ni par le ciel » parce qu’il est le trône de Dieu ; ni par la terre, « parce qu’elle est l’escabeau de ses pieds[7] » qu’y a-t-il d’étonnant que le démon, étant sur la terre, se soit trouvé aux pieds de Dieu et lui ait parlé ? Quand pourront-ils comprendre qu’il n’y a pas une âme, tant perverse soit-elle, pourvu qu’elle reste capable d’un raisonnement, à qui Dieu ne parle par la voix de la conscience ? Car qui a écrit la loi naturelle dans le cœur de l’homme, sinon Dieu ? C’est de cette loi que l’Apôtre a dit : « En effet, lorsque les Gentils qui n’ont pas la loi, font naturellement ce qui est selon la loi ; n’ayant pas la loi, ils sont à eux-mêmes la loi : montrant ainsi l’œuvre de la loi écrite en leurs cœurs, leur conscience leur rendant témoignage, et leurs pensées s’accusant et se défendant l’une l’autre, au jour où Dieu jugera ce qu’il y a de caché dans les hommes[8]. » Si donc, lorsqu’une âme raisonnable, même aveuglée par la passion, pense et raisonne, il ne faut point lui attribuer ce qu’il y a de vrai dans son raisonnement, mais bien à la lumière de la vérité, qui l’éclaire encore quoique faiblement et en proportion de sa capacité : faut-il s’étonner que l’âme perverse du démon, quoique égarée par la passion, ait appris par la voix de Dieu, c’est-à-dire par la voix d e la vérité même, tout ce qu’elle pensait de vrai sur cet homme juste, au moment où elle voulait le tenter ? Mais ce qu’il y avait de faux dans son jugement, doit être imputé à la passion même qui lui a fait donner le nom de diable, calomniateur. Du reste c’est ordinairement par le moyen de la créature corporelle et visible que Dieu a parlé soit aux bons soit aux méchants, étant le maître et l’administrateur de toutes choses et les réglant dans de justes proportions : comme aussi il s’est servi des anges qui ont apparu aux regards des hommes, et des prophètes qui avaient bien soin de dire : Voici ce que déclare le Seigneur. Comment donc, encore une fois, s’étonner si on nous dit que Dieu a parlé au démon, non plus par la voix de la conscience, mais au moyen de quelque créature appropriée à ce but ?

33. Et qu’on ne s’imagine pas que ce fût un acte de déférence de la part de Dieu pour le démon ou une récompense due aux mérites de celui-ci que Dieu lui ait parlé. Dieu a parlé à une substance angélique, quoique insensée et cupide, comme il parlerait à une âme humaine cupide et insensée. Que nos adversaires nous disent comment il a parlé à ce riche dont il voulait blâmer la stupide avarice, en lui disant : « Insensé, cette nuit même ne te redemandera-t-on ton âme ; et ce que tu as amassé à qui sera-t-il[9] ? »

  1. Jn. 6, 6
  2. Sir. 27, 6
  3. Gen. 39, 7-12
  4. Deu. 13, 19-24
  5. Job, 1, 11
  6. Isa. 66, 1-7
  7. Mat. 5, 34-35
  8. Rom. 2, 14-16
  9. Luc. 12, 20