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mains liés et ils seront jetés dans les ténèbres extérieures, où il y aura des pleurs et des grincements de dents. Ils n’ont point ambitionné ces tourments, (et qui pourrait les aimer?) mais ce qu’ils ont choisi en est le commencement ; et rechercher ces jouissances, c’est nécessairement s’exposer à ces rigueurs. Ceux qui aiment mieux continuer la route que de retourner ou de parvenir au but, ne doivent-ils pas être envoyés au loin ? Vraiment ils sont chair, un esprit errant et qui ne revient pas[1].

106. Mais celui qui fait bols usage des cinq sens de son corps pour croire et annoncer les œuvres de Dieu, pour développer la charité soit par l’action, soit par la méditation, pour pacifier sa vie et connaître Dieu, celui-là entre dans la joie du Seigneur. Le talent enlevé à qui n’a pas su s’en servir est donné à celui qui fait bon emploi de cinq talents[2]. Est-ce à dire que l’intelligence de l’un est donnée à l’autre ? Non, c’est pour nous apprendre que des hommes doués d’un esprit supérieur, mais indifférents ou impies, peuvent perdre leur pénétration, et d’autres l’acquérir s’ils sont actifs et pieux, quand même leur intelligence se développerait lentement. Le talent n’est point donné à celui qui en avait reçu deux, il le possède puisque ses actions et ses pensées sont bien réglées. Mais il est donné à celui qui en avait reçu cinq ; car celui-ci n’a foi encore qu’aux choses visibles et temporelles, son esprit n’est point capable encore de contempler les biens éternels, mais il peut le devenir en louant le divin Auteur de ces merveilles sensibles, en s’attachant à lui par la foi, en l’attendant par l’espérance et en le cherchant par la charité.

CHAPITRE LV.

CONCLUSION. — EXHORTATION À LA VRAIE RELIGION. — CE QU’IL FAUT ÉVITER POUR Y PARVENIR.

107. Puisqu’il en est ainsi, je vous exhorte, ô vous qui m’êtes si chers et si proches, et je m’exhorte moi-même avec vous, à nous élancer de tous nos efforts où nous appelle la divine sagesse. N’aimons point le monde, parce que dans le monde ce n’est que la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l’ambition du siècle[3]. N’aimons ni à corrompre ni à être corrompu par les voluptés de la chair, pour ne point tomber d’une manière plus lamentable dans la corruption que produisent les douleurs et les supplices. N’aimons point les luttes, dans la crainte de tomber au pouvoir des anges qui en font leur joie et d’être humiliés, enchaînés, tourmentés par eux. N’aimons point la vue des spectacles, de peur qu’en nous éloignant de la vérité et en affectionnant des ombres nous ne soyons jetés dans les ténèbres.

108. Ne mettons point notre religion dans les vagues conceptions de notre esprit : toute vérité est préférable à ce que notre pensée peut imaginer arbitrairement ; et pourtant nous ne devons point adorer l’âme, quoiqu’elle conserve la vérité de sa nature, même quand elle s’égare. Un brin de paille véritable est préférable à la lumière que forment à volonté nos vaines conceptions ; néanmoins la paille que nous pouvons toucher et saisir ne doit point être adorée ; il serait insensé de le croire. Ne mettons point notre religion à adorer les œuvres des hommes : l’ouvrier est préférable à son ouvrage le plus parfait, et cependant jamais l’ouvrier ne doit être adoré. Ne mettons point notre religion à adorer les animaux : le dernier des hommes est préférable, et pourtant il ne doit point être adoré. Ne mettons point notre religion à adorer les morts : car s’ils ont vécu pieusement ils ne sont point disposés à ambitionner de tels honneurs, mais ils veulent que nous adorions Celui qui les éclaire et leur apprend à se réjouir de nous voir associés à leur gloire ; honorons-les en imitant leurs vertus, mais ne les adorons point par religion. Et s’ils ont mené une vie coupable, en quelque lieu qu’ils soient, ils n’ont point droit à nos hommages. Ne mettons point notre religion à adorer les démons : toute superstition de ce genre étant pour les hommes une grande peine, une honte semée de périls, est pour ces esprits un honneur, un triomphe.

109. Ne mettons point notre religion à adorer la terre et les eaux : plus pure et plus lumineuse est l’atmosphère, même au milieu des ténèbres, et cependant elle n’est point digne de nos hommages. Ne mettons point notre religion à adorer l’air le plus pur et le plus serein, car sans la lumière il est lui-même ténébreux : il y a d’ailleurs plus de pureté encore dans la flamme

  1. Psa. 77,39
  2. Mat. 25, 14
  3. 1Jn. 2, 15,16