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nous donne la vie, et qui ressent ainsi la présence de tous ces êtres. Or puisqu’elle anime le corps, elle lui est nécessairement supérieure ; car quelle que soit la matière, et dût-elle briller à nos yeux du plus vif éclat, si la vie n’est point en elle, n’y attachons pas grand prix. La nature elle-même nous apprend à préférer toute substance vivante aux êtres privés de vie[1].

53. Les animaux privés de raison sont aussi, il est vrai, doués de vie et de sentiment, mais ce qui donne à l’esprit humain sa supériorité, c’est qu’il peut non-seulement percevoir les objets sensibles, mais surtout les juger. Beaucoup d’animaux ont le regard plus pénétrant et les autres sens plus perçants que l’homme ; mais pour juger les corps il faut plus que des sensations, la vie raisonnable est nécessaire : les animaux en sont privés, elle nous distingue. Or, on le comprend aisément, celui qui juge n’est-il pas supérieur à la chose jugée ? Notre raison d’ailleurs ne juge pas seulement les êtres sensibles, elle juge les sens eux-mêmes. Elle nous dira pourquoi l’aviron, si droit qu’il soit, paraît brisé dans l’eau, et pourquoi l’œil doit ainsi l’apercevoir, tandis que notre regard, s’il peut constater le phénomène, est incapable de l’expliquer. Il est donc manifeste que, autant la vie des sens l’emporte sur la matière, autant la raison s’élève au-dessus de toutes les deux.

CHAPITRE XXX.

LA LOI IMMUABLE D’APRÈS LAQUELLE LA RAISON FORME SES JUGEMENTS EST ELLE-MÊME SUPÉRIEURE A LA RAISON.

54. Si donc pour juger, l’âme raisonnable ne s’inspire que d’elle-même, rien ne la surpasse. Mais elle est sûrement inconstante, tantôt éclairée, et tantôt ignorante : d’un autre côté, plus elle est éclairée, plus son jugement est droit, elle est d’ailleurs d’autant plus éclairée qu’elle connaît mieux l’art, la doctrine, la science : ainsi donc examinons quelle est la nature de l’art. Je n’entends point parler ici de l’art qu’enseigne l’expérience, mais de celui que forme le raisonnement. Quel mérite y-a-t-il de savoir que composé de chaux et de sable le ciment tient les pierres plus solidement unies que ne le fait la boue ; et que pour bâtir avec élégance, il faut placer de chaque côté les parties correspondantes, et au milieu ce qui n’a point de parallèle ? Il est vrai pourtant que cette espèce de tact se rapproche davantage de la raison et de la vérité.

Mais il faut examiner ici pourquoi le coup d’œil est blessé si, de deux fenêtres placées l’une à côté de l’autre, l’une est plus grande ou plus petite lorsqu’elles pouvaient être d’égales dimensions ; pourquoi, quand elles sont superposées, l’inégalité nous choque moins, la différence fût-elle de moitié ; pourquoi nous sommes moins préoccupés de cette inégalité, quand il n’y en a que deux ; tandis que si elles sont trois le coup d’œil demande, au contraire, ou qu’elles soient d’égales dimensions, ou bien, si elles sont inégales, que la plus grande dépasse d’autant la moyenne que celle-ci dépasse la plus petite ? Ainsi une sorte d’instinct nous révèle ce que demande la nature. Remarquons-le encore : ce qui nous a tant soit peu déplu lorsque nous l’avons envisagé séparément, devient quelquefois intolérable lorsque nous le rapprochons d’une œuvre meilleure. Ainsi l’art vulgaire n’est que le souvenir d’essais couronnés de succès joint à l’habitude du travail et à la souplesse des organes. Tu pourras, sans cette disposition physique, juger les œuvres, ce qui vaut beaucoup mieux ; tu ne pourras les exécuter toi-même.

55. Nous aimons donc, dans tous les arts, l’harmonie qui seule assure à chaque œuvre beauté et intégrité ; l’harmonie à son tour cherche l’égalité et l’unité, soit dans la ressemblance des parties égales, soit dans la proportion des parties inégales. Mais qui pourra montrer dans les corps l’égalité ou la ressemblance absolue ? qui osera affirmer, après y avoir bien réfléchi, que chaque corps est véritablement un ? Tous ne changent-ils pas, soit d’espèce, soit de lieu ? Tous ne se composent-ils pas de parties dont chacune occupe sa place, et ces corps ne sont-ils pas ainsi comme divisés par l’espace ? D’ailleurs, l’égalité et la ressemblance véritable, l’unité première et absolue ne sont accessibles ni à notre œil, ni à aucun autre sens elles ne tombent que sous le regard de l’esprit. Et comment voudrait-on voir rechercher dans les corps cette égalité telle quelle ; comment prouverait-on qu’elle diffère beaucoup de l’égalité parfaite, si celle-ci n’était connue de notre intelligence ? Et pourtant comment appeler parfaite, celle qui n’a point été faite?

56. Et si toutes les beautés sensibles, produites

  1. Liv. II du Libre Arbitre, c. 3 et suiv.