Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome III.djvu/245

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
237
LIVRE SECOND.


croire que Dieu puisse être blessé et que sa force ne puisse préserver sa propre nature des atteintes du mal, comme elle n’en préserve pas les âmes dont on ose confondre la nature avec la nature divine ? Dirons-nous que ce monde n’est pas créé ? Ce serait impiété et ingratitude ; car il en pourrait résulter que Dieu ne l’a pas même formé.

Or, il faut avoir parcouru avec ordre les études dont nous avons parlé, pour s’occuper de ces questions et de questions semblables, sans quoi il y faut renoncer.

CHAPITRE XVIII.
COMMENT L’ÂME ARRIVE-T-ELLE À SE CONNAÎTRE ET À CONNAÎTRE L’UNITÉ ? TOUT TEND À L’UNITÉ.

47. Pour éloigner de nous l’accusation d’avoir trop embrassé, je me résume plus nettement. Je dis donc que nul ne doit aspirer à résoudre ces problèmes s’il ne connaît l’argumentation et la puissance des nombres. Estime-t-on que ce soit trop ? Que l’on sache au moins les nombres ou la dialectique. Est-ce trop encore ? Qu’on sache au moins parfaitement la nature et la valeur de l’unité numérique, non point en la considérant dans la loi suprême et l’ordre souverain qui régit l’univers, mais dans tout ce que nous faisons et éprouvons chaque jour. En effet, la philosophie a besoin de cette connaissance, et elle n’y puise en résumé que l’unité, mais l’unité absolue et divine. Elle a deux questions à résoudre : l’une concerne l’âme, l’autre concerne Dieu. La première nous aide à nous connaître nous-mêmes ; la seconde, à connaître notre origine. L’une est plus agréable, l’autre est plus précieuse ; l’une nous rend dignes de la vie bienheureuse, l’autre nous rend heureux ; la première est pour ceux qui s’instruisent, la seconde pour ceux qui sont instruits. Tel est l’ordre suivant lequel on doit étudier la sagesse, pour parvenir à pouvoir comprendre l’ordre universel, c’est-à-dire à connaître les deux mondes et le Père même de l’univers, que l’âme ne connaît qu’en sachant comment elle ne le connaît pas.

48. Lorsque l’âme, après avoir parcouru cet ordre, s’applique à la philosophie, elle commence par s’examiner elle-même. Ses études précédentes lui ont appris qu’elle a ou qu’elle est la raison ; que dans la raison il n’y a rien de meilleur ni de plus fort que les nombres ou bien que le nombre et la raison même. Que l’âme alors s’adresse ce langage :

Par un acte intérieur et secret je puis analyser et enchaîner ce que je dois apprendre ; cette faculté s’appelle ma raison. Mais que dois-je soumettre à l’analyse, sinon ce qui paraît un sans l’être, ou ce qui l’est moins qu’il ne le paraît ? Et pourquoi recourir à la synthèse, sinon pour établir l’unité autant qu’il est possible ? Soit donc que j’emploie l’analyse ou la synthèse, c’est l’unité que je cherche, c’est l’unité que j’aime. Par l’analyse, je veux la rendre pure, par la synthèse, je veux en assurer l’intégrité. L’analyse écarte les éléments étrangers, la synthèse réunit les parties homogènes ; c’est de part et d’autre pour arriver à la perfection de l’unité. Pour former une pierre, n’a-t-il pas fallu en réunir toutes les parties, en condenser tous les éléments ? Un arbre serait-il un arbre s’il n’était pas un ? Et les membres, et les organes intérieurs, et toutes les autres parties intégrantes d’un être vivant ? Nul doute que si l’unité se rompt, l’être vivant ne périsse. Que cherchent les amis, sinon de s’unir, et ne sont-ils pas d’autant plus amis qu’ils sont plus unis ? Un peuple est comme une grande cité qui doit redouter les dissensions ; mais les dissensions ne sont-elles pas des diversités de sentiments ? Plusieurs soldats forment une armée, cette multitude n’est-elle pas d’autant plus invincible qu’elle est plus unie ? Aussi les Latins ont-ils donné le nom de cuneus (coin) à cette union, comme s’ils avaient dit couneus, (unité renforcée). Et toute espèce d’amour ? Ne veut-elle pas s’unir à ce qu’elle aime, et ne le fait-elle pas lorsqu’elle le peut ? Quand est-ce que les plaisirs des sens sont eux-mêmes plus vivement sentis ? N’est-ce pas quand il y a union entre les corps qui s’aiment ? Qu’y a-t-il de nuisible dans la douleur ? N’est-ce pas son travail pour séparer ce qui était uni ?

Il est donc funeste et dangereux de s’unir aux objets dont on peut être séparé.