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DE L’ORDRE.


de peine aux littérateurs qu’aux historiens mêmes. Est-il possible qu’on traite d’ignorant un homme qui n’a point entendu parler de Dédale volant dans les airs ; et qu’on ne traite pas de menteur celui qui a imaginé cette fable, d’insensé celui qui la croit, d’effronté celui qui en fait l’objet d’une question ? Combien aussi je plains nos amis qu’on traite d’ignares, lorsqu’ils ne peuvent répondre quel nom portait la mère d’Euryale et qui n’osent traiter d’hommes vains, sots et curieux ceux qui leur adressent de semblables questions !

CHAPITRE XIII.
ORIGINE DE LA DIALECTIQUE ET DE LA RHÉTORIQUE.

38. Après avoir complété dans toutes ses parties la science de la grammaire, la raison dut étudier la faculté génératrice de l’art. Par ses définitions, par l’analyse et la synthèse, elle avait mis dans l’art l’ordre et la lumière, elle avait même su le prémunir contre toutes les attaques du mensonge. Mais comment songer à créer d’autres sciences ? Ne devait-elle pas remarquer auparavant la voie qu’elle avait suivie, les moyens qu’elle avait employés, les raisonner, les discuter et créer ensuite cet art des arts que l’on nomme la dialectique ? C’est la dialectique qui apprend à enseigner et à étudier ; c’est dans la dialectique que la raison même se dévoile et montre ce qu’elle est, ce qu’elle veut, ce qu’elle peut. La dialectique se rend compte de ce qu’elle fait ; seule aussi, non-seulement elle veut, mais elle peut communiquer la science.

N’est-il pas vrai toutefois que lorsqu’on veut inspirer aux insensés des sentiments vrais, beaux et utiles, la plupart ne s’attachent point à la vérité elle-même ? Si peu d’hommes, hélas ! la contemplent ; presque toujours ils suivent l’inclination des sens et de l’habitude. Il ne suffisait donc pas de leur enseigner ce qui peut être à leur portée, il fallait surtout et souvent les émouvoir. Pour remplir ce rôle, plus nécessaire que souvent il n’est pur, il fallait pouvoir charmer le peuple et l’amener librement à ce qui lui est avantageux : la raison confia cette mission à la rhétorique.

Voilà jusqu’où s’éleva, par les études et les sciences libérales, cette partie raisonnable de nous-mêmes qui s’applique à la parole.

CHAPITRE XIV.
MUSIQUE ET POÉSIE. — LE VERS. LE RHYTHME.

39. La raison voulut s’élever ensuite à l’heureuse contemplation des choses divines. Pour ne pas tomber de haut, elle chercha à monter par degrés et s’ouvrit elle-même une voie à travers le pays qu’elle avait conquis et organisé. Elle voulait voir seule, sans nuages et sans les yeux du corps, la beauté suprême. Les sens y faisaient obstacle. Aussi commença-t-elle à diriger son activité sur ceux d’entre eux qui prétendaient hautement posséder la vérité et qui par leurs cris importuns empêchaient l’essor de la raison. L’oreille disait donc que le langage était de son ressort, et le langage avait déjà servi à former la grammaire, la rhétorique et la dialectique. D’un œil perspicace, la raison distingua le son de l’idée qu’il exprime. Elle reconnut que l’oreille ne peut juger que du son, et qu’il y en a de trois sortes : l’un est la voix de l’être vivant, le second est le bruit des instruments à vent, et le troisième, des instruments à cordes. Le premier est produit par les chœurs des tragédies, des comédies ou d’autres chœurs de musique ; le second est produit par la flûte ou d’autres semblables instruments ; le troisième, par la harpe, la lyre, le tambour et tout instrument qui devient sonore sous la main qui le frappe.

40. Mais cet exercice ne mériterait que le dédain, si on ne savait régler les sons par la mesure des temps, et une sage alternative de lenteur et de rapidité. La raison se rappela qu’en examinant la grammaire avec une attention soigneuse, elle avait vu dans les pieds et les accents le germe de ce qu’elle cherchait actuellement. Comme il était facile d’observer que les syllabes brèves et longues étaient répandues dans le discours d’une manière à peu près égale ; elle essaya de réunir et d’arranger ces pieds avec ordre ; et consultant l’oreille elle commença par de petites mesures qu’elle appela césures et hémistiches. Les pieds ne devaient pas courir au delà de ce que demandait le goût : elle fixa une limite après laquelle ils reviendraient, reverterentur ; ce fut l’étymologie du mot vers. Quand le vers n’aurait pas de mesure uniforme, et que cependant les pieds se suivraient dans un ordre rationnel, on le nommerait rhythme, ce qui dans notre