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LIVRE SECOND.


quoi si l’on met en Dieu tout ce que le sage comprend, on a raison d’en éloigner la folie.

9. Cette réponse est subtile comme toutes les tiennes, Alype ; mais tu t’es jeté dans l’impasse où sont les autres. Toutefois comme je pense que tu daignes encore être fou avec moi, que ferons-nous, si nous rencontrons quelque homme sage qui voudra bien, par l’enseignement et la discussion, nous délivrer d’un si grand mal ? Car ce que je croirai devoir lui demander avant tout, c’est qu’il me montre clairement ce que l’on entend par folie, quelles en sont la nature et les propriétés. Je n’ose rien dire de toi ; pour moi elle me tient autant et aussi longtemps que je ne la comprends pas. Voici donc, d’après toi, la réponse que ce sage nous fera : Pour le savoir de moi, vous deviez venir quand j’étais fou. Vous pouvez maintenant vous servir de maîtres à vous-mêmes ; car moi, je ne comprends plus la folie. En vérité, si je recevais cette réponse, je ne craindrais pas d’inviter ce sage à nous accompagner, afin de chercher ensemble un autre maître. Je ne comprends pas parfaitement la folie, et néanmoins je ne vois rien de plus fou que cette réponse. Il rougira sans doute de nous abandonner ainsi ou de nous suivre ; il entrera donc en discussion, et nous développera longuement les inconvénients de la folie. Et nous, par une sage prudence, ou nous écouterons attentivement cet homme qui ignore ce qu’il dit, ou nous croirons qu’il sait ce qu’il ne comprend pas, ou bien encore, selon le raisonnement de tes clients, la folie continuera d’être en Dieu. Les deux premières hypothèses ne peuvent, selon moi, se soutenir : il reste donc la dernière dont tu ne veux pas. — Jamais tu ne m’avais paru si jaloux, répondit-il, et si j’avais, selon la coutume, reçu quelques honoraires de mes clients, comme tu les appelles, je devrais les leur rendre à l’instant même, devant cette extrême ténacité de ton raisonnement. Ainsi qu’il leur suffise du temps assez long qu’en combattant contre toi je leur ai gagné pour réfléchir, ou s’ils sont disposés à écouter le conseil de leur patron vaincu, mais non par sa faute, qu’ils te cèdent sur ce sujet et soient plus prudents à l’avenir.

10. Je ne veux pas oublier, répliquai-je, que pendant ta plaidoirie Trygétius trépignait et voulait dire je ne sais quoi ; je suis donc à lui, si tu me le permets ; il se peut que tu ne sois pas suffisamment préparé, car tu viens seulement de te mêler à notre discussion, et comme j’ai commencé, je vais les écouter patiemment défendre leur cause sans toi. Alors Trygétius, pendant que Licentius était complètement distrait : Accueillez cette folie, dit-il, et riez-en comme il vous plaira. Il me semble que l’on ne doit pas appeler intelligence la faculté de comprendre la folie, car la folie est l’unique, ou le plus grand obstacle à l’intelligence. — Il m’est difficile, repris-je, de repousser cette raison. Je suis encore sous l’impression de la pensée d’Alype, je me demande comment on peut enseigner convenablement ce que l’on n’entend point, et si l’esprit peut beaucoup souffrir de ce qu’il ne voit pas. Remarquez-le en effet ; Alype a craint d’avouer ce que tu viens de dire, et pourtant il avait lu cette pensée dans les écrits des sages. Donc, malgré cette impression, je considère les sens corporels, qui sont pour l’âme des instruments, et qui peuvent seuls nous donner le terme d’une comparaison plus ou moins exacte, et je suis porté à affirmer que nul ne peut voir les ténèbres. C’est pourquoi si comprendre est à l’esprit ce que voir est aux yeux ; si nous ne pouvons voir les ténèbres lors même que les yeux sont ouverts, il n’y a pas absurdité à dire que l’on ne peut comprendre la folie : car nous ne connaissons pas d’autres ténèbres pour l’esprit. Comment se demander encore si l’on peut éviter la folie sans la comprendre ? De même que pour échapper aux ténèbres, il nous suffit de ne pas fermer les yeux, ainsi pour éviter la folie on ne doit pas s’efforcer de la comprendre, mais s’affliger de ne pas comprendre, à cause d’elle, ce qui peut être compris, et sentir qu’on y est livré, non quand on la comprend mieux, mais quand on comprend moins le reste.


CHAPITRE IV.
L’HOMME FAIT-IL AVEC ORDRE CE QU’IL A TORT DE FAIRE ? LE MAL RAMENÉ À L’ORDRE CONCOURT À LA BEAUTÉ DE L’UNIVERS.

11. Mais revenons à l’ordre et que Licentius nous soit enfin rendu. Voici donc ma question : L’insensé vous paraît-il agir avec ordre, quoi qu’il fasse ? Mais voyez les piéges de cette question : si vous répondez que c’est avec ordre, alors l’insensé se conduisant lui-même en tout avec ordre, que devient cette défini-