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DE L’ORDRE.

c’est que je ne suis pas encore maître de cet esclave. Tantôt j’en suis dominé, tantôt je me débats pour m’affranchir, et je m’anime en quelque sorte à revendiquer ma liberté. Si quelquefois je commande, si elle m’obéit, si elle me fait croire souvent à une victoire complète, bientôt en d’autres occasions, elle se redresse contre moi et me foule misérablement aux pieds. Aussi quand nous parlons du sage, ne me nomme pas, je t’en prie. — Ni moi non plus, répondis-je.

Le sage toutefois pourra-t-il jamais abandonner les siens ? Pourra-t-il, en conduisant ce corps où il retient cette esclave sous sa loi, oublier de quelque manière, l’obligation de faire du bien à qui il peut, et surtout d’enseigner la sagesse, ce qui lui est demandé avec instance ? Pour cela, pour enseigner convenablement, et être moins inhabile, il prépare souvent ce qu’il doit dire, afin de l’exposer avec ordre, et cela lui échappera nécessairement, s’il ne l’a confié à sa mémoire. Il faut donc ou nier que la bienfaisance soit un devoir du sage, ou avouer que le sage doit confier quelque chose à sa mémoire. Tu diras peut-être qu’il confie à la garde de ce serviteur, cette part de ses richesses dont il a besoin non pour lui-même, mais pour les siens, et qu’en veillant avec fidélité et d’après la manière dont l’a formé le maître, sur ce que celui-ci a commis à ses soins, l’esclave n’agit que dans l’intérêt des insensés qu’on veut rendre sages ? — Je crois, reprit-il, que le sage ne lui donne absolument rien à garder, car le sage est toujours fixé en Dieu, qu’il observe le silence ou converse avec les hommes. Mais ce serviteur bien dressé garde avec soin ce qu’il doit présenter à son maître pendant la conversation ; et comme ce maître est très-juste, comme il se voit sous son empire, il prend à tâche de mériter ses bonnes grâces dans l’accomplissement de son devoir. Il agit ainsi non par raisonnement, mais par une loi supérieure, et par l’ordre suprême. — Maintenant je ne résiste plus à tes raisons, lui dis-je ; achevons plutôt ce que nous avons commencé. Quant à cette dernière question, comme elle n’est pas sans importance, et qu’on ne peut la traiter si brièvement, nous en examinerons avec soin la nature un autre jour, lorsque, d’après l’ordre de Dieu lui-même, s’en présentera l’occasion.


CHAPITRE III.
LA FOLIE EST-ELLE EN DIEU ?

8. Qu’est-ce qu’être avec Dieu ? nous l’avons défini. J’avais avancé : tout ce qui comprend Dieu est en Dieu, et vous avez ajouté qu’en lui aussi est tout ce que comprend le sage. Ce qui me frappe singulièrement ici, c’est que tout à coup vous placez la folie en Dieu. Car si nous mettons en Dieu tout ce que le sage comprend, et si le sage ne peut éviter la folie qu’il ne la comprenne, alors, ce qui est affreux à dire, cette horrible folie sera en Dieu. Émus de cette conclusion, ils se tinrent quelque temps en silence : Que celui-là réponde, interrompit Trygétius, qui nous est venu si opportunément pour cette discussion, et dont l’arrivée ne nous a pas causé, je pense, une joie sans motif. — Dieu me soit en aide I répondit Alype ; était-ce donc là que devait aboutir mon long silence ? Mais on a troublé mon repos. Je m’efforcerai donc de satisfaire à vos sollicitations, après avoir sauvegardé l’avenir, et obtenu de vous, que vous ne me demanderez que cette réponse. Je repris : Il ne serait, Alype, ni de ta bienveillance, ni de ton humanité, de refuser à nos entretiens ta parole, surtout quand on la désire. Mais continue, de grâce, achève ce que tu as commencé ; le reste viendra selon l’ordre qui nous occupe.

J’ai droit, dit-il, de fonder à mon tour, les plus belles espérances, sur cet ordre, dans la discussion duquel vous me voulez faire entrer. Or, si je ne me trompe, ce qui a fait croire que la conclusion de ces jeunes gens rattachait à Dieu la folie, c’est leur assertion que tout ce que comprend le sage est en Dieu. Quel sens faut-il y attacher ? Pour le moment je le laisse de côté ; remarque un peu ton propre raisonnement. Tu as dit : « Si tout ce que comprend le sage est en Dieu, et qu’il ne puisse éviter la folie, qu’à la condition de la comprendre. » Mais n’est-il pas clair que nul ne peut être appelé du nom de sage, avant d’avoir évité la folie ? Tout ce qui est compris par le sage, a-t-il été dit encore, est en Dieu. En ce cas, celui-là n’est pas encore sage qui comprend la folie afin de pouvoir l’éviter. Mais quand il sera sage, alors il ne faudra plus compter la folie au nombre des choses qu’il comprend. C’est pour-