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Mais si le produit d’un champ est consacré ou sacrifié à une idole, il faut le considérer comme tel. Prenons garde, en refusant de manger des légumes provenant du jardin d’un temple d’idoles, de conclure que l’Apôtre n’aurait dû prendre aucune nourriture à Athènes, parce que cette ville était consacrée à Minerve. J’en dirai autant de l’eau d’un puits ou d’une fontaine dans un temple ; il est vrai qu’on éprouvera plus de scrupules si on a jeté dans ce puits ou cette fontaine quelque chose qui ait servi aux sacrifices. Mais il en est de même de l’air que reçoit toute la fumée de ces autels ; si on veut trouver ici une différence par la raison que le sacrifice dont la fumée se mêle à l’air n’est pas offert à l’air même, mais à une idole ou à un démon, et que parfois ce qu’on jette dans les eaux est un sacrifice aux eaux elles-mêmes, nous dirons que les sacrifices offerts sans cesse au soleil par des peuples sacrilèges, n’empêchent pas que nous nous servions de sa lumière. On sacrifie aussi aux vents, et nous nous en servons pour les besoins de notre vie, pendant qu’ils paraissent humer et dévorer la fumée des sacrifices. Si quelqu’un, ayant des doutes sur une viande immolée ou non aux idoles, finit par croire qu’il n’y a pas eu immolation, et mange de cette viande, il ne pèche pas ; quoiqu’il ait pu penser auparavant qu’il y avait eu immolation, il ne le pense plus, il n’est pas défendu de ramener ses pensées du faux au vrai. Mais si quelqu’un croit bien ce qui est mal et qu’il le fasse, il pèche, même en croyant faire bien ; on appelle péchés d’ignorance ceux que l’on commet ainsi en prenant le mal pour le bien.

5. Je ne suis pas d’avis qu’on puisse tuer un homme pour éviter d’être tué soi-même, à moins par hasard[1] qu’on ne soit soldat ou revêtu d’une fonction publique, de façon qu’on ne frappe pas pour soi-même, mais pour les autres, pour une cité, par exemple où l’on réside avec une légitime autorité[2]. Mais c’est parfois fois rendre service aux gens que de les effrayer de quelque manière, dans le but de les empêcher de faire le mal. Il a été dit : « Ne résistons pas au mal[3], » pour que nous ne nous plaisions pas dans la vengeance qui nourrit le cœur du mal fait à autrui, et non pas pour que nous négligions de réprimander ceux qui méritent de l’être. Par conséquent, celui qui aura élevé un mur autour de son champ ne sera pas coupable de la mort de l’homme écrasé par le renversement de ce mur. Un chrétien n’est pas non plus coupable d’homicide parce que son bœuf ou son cheval a tué quelqu’un ; autrement il faudrait dire que les bœufs des chrétiens ne doivent pas avoir des cornes, leurs chevaux des pieds, leurs chiens des dents. Lorsque l’apôtre Paul, informé que des scélérats lui dressaient des embûches, en eut averti le tribun et eut reçu une escorte armée[4], il ne se serait pas imputé à crime l’effusion de sang, si ces misérables étaient tombés sous les coups des soldats armés. À Dieu ne plaise qu’on veuille nous rendre responsables du mal qui pourrait arriver contre notre volonté dans ce que nous faisons de bon et de licite ! Autant vaudrait-il nous interdire les instruments de fer, soit pour les usages domestiques, soit pour le labourage, par la raison qu’on pourrait se tuer ou tuer quelqu’un ; il faudrait n’avoir aussi ni arbre ni corde, de peur qu’on ne se pende, et ne plus construire de fenêtres, de peur qu’on ne s’en précipite. Si je voulais continuer ici, je n’en finirais pas. Y a-t-il, à l’usage des hommes, quelque chose de bon et de permis d’où le mal ne puisse sortir ?

6. Il me reste à parler, si je ne me trompe, de ce chrétien en voyage que vous supposez vaincu par le besoin de la faim, ne trouvant de la nourriture que dans un temple d’idoles, et n’y rencontrant personne ; vous me demandez

  1. Le texte porte : nisi forte sit miles. Il nous paraîtrait étrange de traduire le mot forte par peut-être, comme on l’a fait ; il n’a pas pu entrer dans l’esprit de saint Augustin de mettre en doute le droit de la guerre, de repousser la force par la force. L’évêque d’Hippone s’en est expliqué dans une lettre au comte Boniface, où il trace aux gens de guerre leurs devoirs.
  2. Saint Augustin avait déjà exprimé son sentiment à cet égard dans le premier livre du Libre arbitre, chap. V ; il pense comme Evode qu’on n’est pas exempt de péché aux yeux de, Dieu quand on se souille du meurtre d’un homme pour défendre des choses qu’il faut mépriser. Il y aurait ici une distinction à faire. Il n’est pas permis de tuer pour ne défendre que son or ou son argent et ce qu’on appelle les biens de la terre, mais la vie est d’un prix supérieur à tous les biens d’ici-bas. Saint Augustin, en refusant le droit de tuer à celui qui est dans le cas de légitime défense de soi-même, avait sans doute présent ce passage de saint Ambroise, au troisième livre des Offices, chap. IV : « Il ne parait pas qu’un homme chrétien, juste et sage, doive défendre sa vie par la mort d’autrui : lors même qu’il tomberait entre les mains d’un voleur armé, il ne peut pas frapper qui le frappe, de peur qu’en défendant sa vie il ne compromette la piété. » Saint Cyprien, dans sa lettre LVI, dit en termes positifs : « Il n’est pas permis de tuer, mais il faut se laisser tuer. » Et, dans sa lettre LVII, saint Cyprien dit encore : « Il n’est pas permis de tuer a celui qui fait du mal à des innocents. » L’opinion commune des théologiens catholiques, soutenus par l’autorité de saint Thomas, n’est pas conforme sur ce point au sentiment de saint Augustin, de saint Ambroise et de saint Cyprien. Ils pensent que, dans un cas de nécessité extrême et pour défendre sa vie, un homme peut en tuer un autre.
  3. Matt. V, 39
  4. Act. XXIII, 17-24.