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Chapitre XIII, Mémoire des opérations de l’esprit.

20. Et il me souvient de toutes ces notions ; et il me souvient comment je les ai obtenues. Et il me souvient de tous les faux raisonnements élevés contre elles. Et le souvenir de ces erreurs est vrai ; et le discernement que j’ai fait du faux et du vrai sur ces points controversés est présent à mon souvenir.

Et je vois encore qu’il faut faire différence entre ce discernement actuel, et le souvenir de ce même discernement, souvent réitéré dans les opérations de ma pensée. Il me souvient donc d’avoir exercé souvent cet acte d’intelligence ; et ce discernement actuel, cette intellection d’aujourd’hui, je les serre dans ma mémoire pour me les rappeler à l’avenir tels qu’à cette heure je les conçois. J’ai donc souvenir de m’être souvenu, et c’est encore par la force de ma mémoire que je me souviendrai de mon présent ressouvenir.

Chapitre XIV, Mémoire des affections de l’âme.

21. Et la mémoire conserve aussi les passions de mon esprit, non pas comme elles y sont lorsqu’il en est affecté ; elle les conserve dans les conditions de sa puissance. Car je me remémore mes joies, mes tristesses, mes craintes d’autrefois, mes désirs passés, libre en ce moment de tristesse et de joie, de désir et de crainte. Et parfois, au contraire, je me rappelle mes tristesses avec joie, et mes joies avec tristesse.

Qu’il en arrive ainsi à l’égard des affections sensibles, rien d’étonnant ; l’esprit est un être, et le corps un autre. Que je me souvienne avec joie d’une douleur que mon corps ne souffre plus, j’en suis donc peu surpris. Mais la mémoire n’est autre que l’esprit. En effet, si je recommande une chose au souvenir d’un homme, je lui dis : Mets-toi bien dans l’esprit. S’il m’arrive d’oublier, ne dirai-je pas : Je n’avais pas à l’esprit…., il m’est passé de l’esprit… donnant à la mémoire même le nom d’esprit ?

Cela étant, d’où vient donc qu’au moment où je me rappelle avec joie ma tristesse passée, la joie est dans mon esprit et la tristesse dans ma mémoire ; que l’esprit se réjouit de cette joie, sans que la mémoire s’attriste de cette tristesse ? Est-ce que la mémoire est indépendante de l’esprit ? Qui l’oserait dire ? En serait-elle comme l’estomac, et la joie et la tristesse comme des aliments doux et amers qui passent et séjournent dans ses cavités, mais dépourvus de saveur ? Il serait ridicule de presser davantage cette similitude, qui n’est pas toutefois sans vérité.

22. Or, quand je dis que l’âme est troublée par quatre passions, le désir, la joie, la crainte et la tristesse, c’est à la mémoire que j’emprunte tous mes raisonnements sur ce sujet, et toutes mes divisions et définitions selon le genre et la différence ; et ce souvenir des passions ne m’affecte d’aucun trouble passionné. Et il m’eût été impossible de les rappeler, si pourtant elles n’eussent été présentes au trésor où je puise.

Mais la mémoire ne serait-elle pas la rumination de l’esprit ? Pourquoi donc alors la réminiscence de la joie ou de la tristesse serait-elle sans amertume ou sans douceur au palais de la pensée ? Est-ce donc ce point de différence qui exclut toute similitude ? Qui se résignerait, en effet, à proférer ces mots de tristesse et de crainte, s’il fallait autant de fois qu’on en parle s’attrister ou craindre ? Et cependant il nous serait impossible d’en parler, si nous ne trouvions dans notre mémoire non seulement l’image que le son de ces mots y grave par les sens, mais encore les notions des réalités introduites sans frapper à aucune porte charnelle, et sur la foi de sentiments antérieurs confiés par l’esprit à la mémoire, qui souvent elle-même les retient sans mandat.

Chapitre XV, Comment les réalités absentes se représentent à la mémoire.

23. Est-ce par image ou non ? qui pourrait le dire ? Je nomme une pierre, je nomme le soleil, en l’absence des objets, mais en présence de leur image. Je nomme la douleur du corps sans en éprouver aucune, et pourtant si son image ne la représente dans ma mémoire, je ne sais de quoi je parle ; je ne la distingue plus du plaisir. Je nomme la santé du corps, lorsque mon corps est sain, pénétré de la réalité même ; et toutefois, si son image n’était fixée dans ma mémoire, le son de ce mot n’éveillerait aucun sens à mon souvenir. Et ce nom de santé ne serait, pour les malades, qu’un emprunt à un vocabulaire inconnu, si