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chapitre cinquante-cinquième.

souvenir des aïeux et de la vie ? quelle amertume dans ces adieux adressés tout à coup à la demeure, aux murs, à la colline qui ont fait partie de vos jours ! Combien l’affliction devenait plus cruelle par la pensée que la cité si chère allait tomber sous les coups des ennemis ! En effet, le silence d’Hippone solitaire fut bientôt interrompu par les pas des Barbares, qui mirent le feu à la ville. Les flammes dévorèrent cette cité tant aimée de saint Augustin, cette cité où il avait tant prié, tant écrit, et d’où sa puissante parole s’en allait porter la vérité à travers le monde ! La basilique[1] de Saint-Étienne, la maison du grand évêque, les nombreux monastères d’hommes et de femmes, les palais et les murs d’Hippone, croulèrent dans un vaste incendie. La Providence sauva la bibliothèque, qui renfermait les copies les plus correctes[2] des ouvrages de saint Augustin : ainsi les Barbares ruinèrent des pierres, mais ne ruinèrent point les plus précieux monuments d’Hippone, les monuments de la vérité catholique ! Dieu lui-même veillait sur cet héritage de l’avenir.

Il y a quelque chose de touchant dans la destinée d’Hippone. Son époque la plus belle est celle de saint Augustin, et le monde ne se souvient d’Hippone que parce qu’il se souvient de ce grand homme. Saint Augustin meurt, et Hippone périt aussi. Hippone était comme la chaire d’où le docteur se faisait entendre à l’univers ; du moment que la chaire devient vide de son immortel pontife, elle tombe, et depuis ce temps Hippone ne s’est point relevée ! On dirait que la seule destinée de cette ville a été de servir de demeure à saint Augustin. Dans les temps futurs, si Hippone sort de son tombeau, ce sera pour redevenir le témoin de la gloire du beau génie qui aura reparu sur ses collines.

Il n’est pas dans notre sujet d’assister à la ruine des deux autres cités qui jusque-là avaient résisté aux Vandales, de faire entendre le bruit de la chute de Carthage. Genséric s’en empara 585 ans après que Scipion le Jeune l’avait dévastée. Son orgueil de conquérant venait de recevoir une grande joie. Maître terrible de l’Afrique, il put se féliciter de l’alliance passagère et de la déplorable erreur qui lui en avaient ouvert les portes. Encore quelques années, et Rome elle-même et ses dépouilles seront aux pieds de Genséric.

Saint Augustin, Possidius, d’autres évêques africains dont la voix nous est parvenue, présentaient l’invasion des Barbares en Afrique comme un châtiment. Malgré la magnifique protestation de la Cité de Dieu, les païens se montraient toujours disposés à faire peser sur le christianisme les calamités qui frappaient les peuples. Les orateurs catholiques s’attachèrent à montrer dans ces calamités une expiation des dérèglements humains, et pour justifier les malheurs du temps, ils ne craignirent point d’exagérer les désordres de la vie morale. C’est ainsi que Salvien[3], écrivant dix ou quinze ans après la mort de saint Augustin, nous trace avec des couleurs incroyables la peinture des mœurs africaines. Selon le prêtre des Gaules, les Vandales, après avoir châtié en Espagne les vices des Espagnols, avaient été poussés en Afrique afin d’y châtier les vices des Africains. Il applique à l’Afrique les paroles d’Ézéchiel sur les richesses et la beauté de Tyr, et vante les grands trésors et le florissant commerce de ces contrées où la dévastation a passé. Si on l’en croit, à l’exception d’un petit nombre de serviteurs de Dieu, le pays n’était qu’un foyer de vices, un Etna de flammes impures ; et de même que la sentine d’un vaste navire est le réceptacle de tous les immondices, ainsi les iniquités du monde entier avaient passé dans les mœurs des Africains.

« Les Goths, dit Salvien, sont perfides, mais amis de la pudeur ; les Alains sont impudiques, mais sincères ; les Francs menteurs, mais hospitaliers ; les Saxons d’une cruauté farouche, mais d’une chasteté admirable : toutes les nations enfin ont des vices et des et vertus qui leur sont propres ; mais je ne sais quel désordre ne règne pas chez presque tous les Africains, inhumains, ivrognes, faux, fourbes, cupides et surtout blasphémateurs et impudiques[4]. » Le censeur gaulois n’épargne pas Carthage, la terrible rivale de Rome, cette Rome du monde africain, Carthage, pleine de peuple et plus encore d’infamies, la sentine de l’Afrique, comme l’Afrique était la sentine du monde. Il reproche aux

  1. La basilique de Saint-Étienne dut beaucoup souffrir, mais nous ne pensons pas qu’elle ait été dévastée par les Vandales, puisque le corps de saint Augustin demeura cinquante-six ans dans cette église.
  2. Possidius, chap. 18.
  3. De Gubernatione, livre vii.
  4. Les œuvres de Salvien ont été traduites par MM. Grégoire et Collombet.