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histoire de saint augustin.

trées de l’Europe ; il perdit l’existence philosophique qu’il avait eue en plein soleil durant les premiers âges chrétiens, et ses partisans formèrent en quelque sorte des sociétés secrètes ; ils avaient renoncé à toute polémique au profit de leur cause, mettaient le plus grand soin à se cacher, et leur propagande souterraine se faisait avec des demi-mots et de discrets épanchements. À l’église, on les aurait pris pour de bons catholiques ; le manteau de l’orthodoxie couvrait leurs pensées intérieures et leurs mœurs, qui n’étaient pas conformes aux inspirations chrétiennes.

Il y eut toujours en Asie de la place pour les rêveries du génie humain, et les manichéens s’y étaient produits tout à leur aise sous le nom de pauliciens, ainsi nommés d’un certain Paul qui les avait établis en Arménie. Les pauliciens étaient devenus aux pays d’Orient un grand parti ; et quand on les menaça de les chasser des terres impériales, on les vit recourir à la force des armes. L’histoire nous les montre, à la fin du neuvième siècle, luttant vigoureusement contre Basile le Macédonien. Une ambassade en Arménie, qui avait pour but l’échange des prisonniers, fut l’occasion d’un curieux ouvrage sur les pauliciens ; leur histoire par Pierre de Sicile a servi de guide et de source aux auteurs[1] qui, plus tard, ont voulu étudier les sectaires d’Arménie. L’horreur des pauliciens pour la Croix, la sainte Vierge et l’Eucharistie, révèle suffisamment leur parenté avec les manichéens, qui condamnaient la chair et ne voyaient en Jésus-Christ qu’un divin fantôme. On a pu dire[2] que les nouveaux manichéens, venus de Bulgarie et prenant le nom de Bulgares, s’étaient répandus par là dans le reste de l’Europe ; nous ne devons pas cependant oublier que déjà, au temps de saint Augustin, il y avait des manichéens à Rome et dans les Gaules : pourquoi ne s’y seraient-ils pas secrètement maintenus ? Parfois dans l’histoire on découvre des erreurs, des superstitions, des cultes qui, durant des siècles, ont eu pour seuls gardiens quelques familles. L’ancien manichéisme avait pu se conserver ainsi dans la vieille Europe ; le nouveau manichéisme, venu d’Orient, reconnut sans doute dans quelques coins de l’Italie et des Gaules ses propres doctrines, depuis bien longtemps gardées comme un héritage mystérieux.

On sait quel fut en 1017 le sort des chanoines d’Orléans reconnus pour être pauliciens et qui professaient d’étranges opinions sur la création et sur la Bible ; en mourant, ils confessèrent avoir eu de mauvais sentiments sur le Seigneur de l’univers[3]. Le roi Robert les jugea dignes du feu : cinq siècles auparavant, saint Augustin eût travaillé à éclairer leur esprit et n’eût point souffert qu’ils fussent punis parle dernier sur place. Le onzième et le douzième siècles nous offrent, sous les noms de pauliciens, de bulgares, d’albigeois, de cathares (purs) ou catharistes (purificateurs), de poplicains, de piples et de patariens, des sectateurs du manichéisme en France, en Allemagne et en Italie. Nous nous contenterons d’indiquer le concile tenu à Toulouse contre eux par le pape Calixte II. Saint Bernard, en parlant des nouveaux manichéens, les signale tels que nous les avons montrés dans les pages précédentes ; il observe qu’ils ne ressemblaient en rien aux autres hérétiques, qui cherchaient tous les moyens de se faire connaître. Ils n’étaient pas de ceux qui voulaient vaincre, ajoute ce grand homme, mais de ceux qui ne voulaient que nuire ; ils se coulaient ; sous l’herbe pour communiquer plus sûrement leur venin par une secrète morsure. Déclarer leur doctrine, c’était la déclarer absurde ; voilà pourquoi ils s’attaquaient à des ignorants, à des gens de métier, à des femmelettes, des paysans, et leur recommandaient le secret. « Ils ne prêchaient pas, ils parlaient à l’oreille, dit Bossuet[4] ; ils se cachaient dans des coins, murmuraient plutôt en secret qu’ils n’expliquaient leur doctrine. » Renier, qui avait partagé pendant dix-sept ans l’erreur des cathares d’Italie, trouvait au milieu du treizième siècle seize Églises manichéennes : l’Église de France, l’Église de Toulouse, l’Église de Cahors, l’Église d’Albi, l’Église de Bulgarie, l’Église Duzranicie, d’où sont venues toutes les autres. Tels sont les ancêtres religieux que se donnent les protestants et à l’aide desquels ils ont espéré remonter aux premiers anneaux de la chaîne chrétienne.


    Il est impossible d’imaginer plus de douceur, de modération et de réserve que n’en offre la polémique de saint Augustin, et Beausobre voudrait n’y voir que calomnie, outrage, haine. « Je ne vois pas, dit-il, que a saint Augustin ait converti beaucoup de manichéens ni de donatistes. » Beausobre n’aurait eu qu’à ouvrir les yeux pour reconnaître des milliers de convertis.

  1. Cedrenus a beaucoup puisé dans l’ouvrage de Pierre de Sicile.
  2. Bossuet, Histoire des variations.
  3. Cedrenus, tome I, p. 431. Voyez aussi Glaber, livre III, chap. 8 et Vignier.
  4. Histoire des variations.