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chapitre trente-troisième.

celles-là, que les dernières soient toujours les premières, et que je n’achève jamais que les choses au milieu desquelles je n’aurai pas été interrompu ? »

Evode avait interrogé notre docteur sur Dieu et la raison ; c’est la raison qui fait que Dieu est ; est-elle antérieure à Dieu, ou Dieu est-il antérieur à la raison parce qu’il doit être ? Augustin fait observer à son ami qu’il emploie à l’égard de Dieu des termes qui ne conviennent pas ; il ne faut pas dire qu’il doit être, mais qu’il est. Évode n’aurait pas posé ces difficultés sur Dieu et la raison, s’il avait pris la peine de relire certains ouvrages d’Augustin. « Si vous voulez bien relire, dit-il à son ami, ce qui depuis longtemps vous est connu, ou du moins ce qui vous a été connu, car vous « avez oublié peut-être mes écrits sur la Grandeur de l’âme et sur le Libre arbitre qui ne sont que le produit de nos entretiens d’autrefois ; si, dis-je, vous voulez bien relire toutes ces choses, vous pouvez éclaircir vos doutes sans avoir besoin de moi ; il vous suffira de quelque travail de pensée pour tirer les conséquences de ce qui s’y trouve de clair et de certain. »

Augustin renvoie Evode à de précédentes lettres pour l’explication des apparitions et pour ce qui touche à la présence ou à l’absence de l’âme. Lorsque l’âme est occupée des visions qui nous viennent durant le sommeil, elle est absente des yeux du corps. La mort même n’est qu’une absence à peu près de même nature, mais causée par quelque chose de plus fort que le sommeil. Evode avait demandé si Dieu était visible aux yeux corporels de Jésus-Christ ; Augustin répond que Dieu étant tout entier partout et que toute thèse corporelle se trouvant absolument contraire à sa nature, sa substance ne peut être visible, même aux yeux d’un corps glorifié.

L’origine de l’âme est un problème dont la solution précise n’appartiendra jamais peut-être à la science humaine. L’âme n’est pas une portion de la substance de Dieu, comme l’imaginaient les stoïciens, les manichéens et les priscillianistes. Mais descend-elle du ciel, ainsi que l’ont pensé tous les platoniciens et Origène lui-même ? Dieu en crée-t-il tous les jours pour les envoyer dans les corps, ou bien, selon Tertullien, Apollinaire et le plus grand nombre des Occidentaux, les âmes passent-elles des pères dans les enfants, de manière que l’âme naisse d’une autre âme comme le corps naît d’un autre corps ? Voilà les opinions qui se sont partagé le monde philosophique. Marcellin, dont nous avons vu la fin tragique, avait interrogé là-dessus saint Jérôme[1], qui dans l’année 411 l’invita à s’adresser au saint et docte Augustin. De son côté, l’évêque d’Hippone n’avait pris aucun parti sur cette matière ; il savait bien ce qui ne devait pas être, mais il ne savait pas ce qui était. Quand on venait l’interroger sur l’origine de l’âme, il avouait son ignorance, au risque de s’entendre dire : « Quoi ! vous êtes maître en Israël, et vous ignorez ces choses-là[2] ! » Au commencement de l’année 415, Orose fut chargé d’aller porter à saint Jérôme les doutes d’Augustin sur l’origine de l’âme ; il était resté, l’année précédente, à Hippone, où il remplit la mission que lui avaient confiée les évêques d’Espagne, au sujet des priscillianistes et des origénistes. Augustin remit au prêtre espagnol une lettre qui forme comme un livre sur la question. Il n’est pas de plus intéressant spectacle que celui de deux génies cherchant ensemble la vérité, s’interrogeant sur les points élevés de la philosophie religieuse, et proclamant qu’ils ont besoin l’un de l’autre.

« J’ai prié, dit Augustin au début de sa lettre, et je prie notre Dieu, qui nous a appelés à son royaume et à sa gloire, qu’il veuille bien rendre profitable à tous les deux ce que je vous écris, saint frère Jérôme, pour vous consulter. Quoique vous soyez d’un âge plus avancé que le mien, je suis pourtant un vieillard consultant un autre vieillard. Mais nul âge ne me paraît trop avancé pour s’instruire, et s’il appartient aux vieillards d’enseigner plutôt que d’apprendre, il leur convient bien mieux d’apprendre que d’ignorer ce qu’ils doivent enseigner. Au milieu des tourments que me donne la solution des questions difficiles, rien ne m’est pénible comme votre éloignement : ce ne sont pas seulement des jours et des mois, ce sont des années qu’il faut pour vous transmettre mes lettres ou recevoir les vôtres. Et cependant, si cela se pouvait, je voudrais vous voir chaque jour pour vous parler de tout ce qui m’occupe. »

Dans cette lettre, où la mystérieuse origine

  1. Saint Jérôme avait traité la question de l’origine de l’âme dans ses livres contre Rufin, en réponse à son ouvrage contre le pape Anastase.
  2. Saint Jean, III, 10.