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VI


Je m’aperçus bientôt que Valère Chatellier occupait à lui seul toutes mes pensées. Comme un être visible pour moi seulement, il se tenait sans cesse à mes côtés, redisant des mots que je connaissais et appuyant ma tête sur une poitrine où battait un cœur et grondait une voix. Parfois je prenais peur de cette ombre et je la chassais, mais toujours elle revenait. Mes nuits ne tardèrent pas à devenir aussi agitées que mes jours. Je m’endormais avec l’être invisible aux autres. Je rêvais de lui, je m’éveillais avec lui, et un matin que je n’avais pas su éloigner à temps son baiser je me surpris à dire :

— Oh ! comme je l’aime.

Cette fois, ce fut ma voix qui me fit peur. Elle avait fait un bruit sourd et heurté comme eût pu le faire un gros oiseau enfermé dans une cage trop étroite. Pour essayer d’en rire, je voulus répéter ce que je venais de dire. Mais je compris que les mots étaient désormais inutiles, et que mon amour pour Valère Chevallier était maintenant égal à celui qu’il avait pour moi.