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Elle se calma instantanément ; mais, avec une adresse que je n’avais pas prévue, elle saisit une mince partie de chair et l’aspira avec frénésie. Cette succion me fit un mal atroce, on eût dit qu’on m’arrachait de fines lamelles de chair ayant leurs racines dans le fin fond du cœur. Pour échapper à ce supplice, j’essayai de repousser la petite Reine. Mais si elle cessa tout de suite la succion, elle garda entre la langue et le palais ce qu’elle venait de prendre et le retint aussi fermement que si elle eût des dents.

Elle resta ainsi à me regarder, et ses yeux grandement ouverts m’adressaient de tels reproches pour la supercherie que je me crus obligée de me défendre comme devant une grande personne :

— C’est ta faute ! pourquoi ne veux-tu pas du biberon ? Et, tout en pleurs, autant de la pitié qu’elle m’inspirait que du mal qu’elle continuait à me faire, je lui présentai le lait qui avait gardé toute sa tiédeur à l’abri de mon oreiller :

— Bois-le, ma Reine, puisque ta mère a emporté le tien pour le donner au petit garçon.

Elle eut une sorte de sanglot qui retroussa son petit nez, puis elle ouvrit la bouche, et, lentement, avec un dégoût visible, elle suça la grosse tétine de caoutchouc. Et lorsqu’elle eut vidé le biberon jusqu’à la dernière goutte, toute anxiété et souffrance oubliées, je l’embrassai longuement au front :

— Tiens, ma gentille, voilà ta récompense.

Elle soupira comme pour me faire savoir qu’elle avait quand même du chagrin, et elle s’endormit avant que j’eusse pris le temps de balancer le berceau.