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gents et tendres. Mais, aussitôt, il a baissé la tête et s’est éloigné.

Je suis restée à la même place et la jeune femme m’a regardée, l’air étonné.

Depuis ce jour, de même qu’un mauvais chien s’était caché dans ma hanche de fillette un petit animal est venu se loger au plus profond de mon cœur. Je le vois et je le sens ; il est blanc et il ne cesse de frémir et trembler comme s’il avait peur et froid ; et toujours il creuse plus avant comme s’il espérait trouver un endroit chaud où il pourrait se blottir pour longtemps. « Mais tu peux fouiller avec tes fines griffes, petit animal tout blanc. Il ne fait plus chaud dans mon cœur. Et lorsque tu auras pénétré au fond même de ma vie, tu continueras de frémir et trembler, tout comme ces peupliers qui frémissent parfois sans qu’on sache d’où vient le vent. »

En perdant l’espoir j’ai perdu le goût de vivre. Mon cerveau est comme engourdi et je ne sais même plus si mon corps est sensible. Cependant je ne suis pas malade et ce que je prends pour la menace d’un mal mystérieux n’est que l’effroi de ma solitude présente et à venir.

Je n’ouvre plus les fenêtres de Manine ; je reste enfermée sans pensées, même pour appeler à moi le souvenir de mes chéris et, s’il m’arrive de rencontrer comme un reproche le clair regard d’oncle meunier, je ne sais que lui dire :

« Laissez-moi venir auprès de vous. Parce que je suis sans amour je n’ai plus de courage. »

Au sortir de la buanderie, je fais un détour pour longer la Seine. Elle glisse, silencieuse et noire,