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faire les cornes avec malice. Certains ont réussi à sortir leur coude de terre et ce coude est si pointu qu’on devine qu’il deviendra vite crochu. Quelques-uns, comme las d’attendre, se sont repliés sur eux-mêmes, mais beaucoup ont un doigt recourbé qui vous fait signe.

Je crains que ma robe ne s’accroche à ceux-ci, et d’une caresse je retiens mon chien qui veut s’en approcher :

— N’y va pas, Rapide, ils te garderaient.

Le chemin aboutit à un petit étang que je ne reconnais pas davantage. Malgré ses bords d’un vert tendre il me fait penser à une bête aux aguets derrière les roseaux. L’eau m’inquiète, elle est noire, immobile et comme huileuse. Un globule monte lentement du fond et reste là comme un œil vitreux. D’autres suivent avec la même lenteur, et bientôt à la surface, ce n’est plus que de gros yeux sans couleur qui me regardent. Puis quelque chose bouge et glisse dans les roseaux et, comme l’instant d’avant, je retiens Rapide qui veut s’élancer :

— N’y vas pas, mon bon chien !

Et prise de peur entre cet étang et les vignes, tenant fortement mon chien au collier, je reprends aussi vite que possible le chemin de la maison.

J’ai une surprise en y arrivant. Une lettre de Valère est là. Je comprends que tout comme moi il n’a pas pu s’empêcher d’écrire aussitôt après son départ, et j’en ressens un extrême contentement. Sa lettre dit : « J’avais l’air bien tranquille en te quittant mais je ne l’étais guère. C’est la première fois que je me sépare de toi, et je ne peux