Page:Audiat - Un poète abbé, Jacques Delille, 1738-1813.djvu/55

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sentait Français. Le jour, chacun besognait ; l’un faisait traductions pour les éditeurs anglais ; l’autre peignait, était maître d’école ; celui-là marchand de charbon. Un ex-grand seigneur gagnait sa vie et celles de plusieurs compagnons de détresse en allant à l’heure des repas assaisonner la salade dans les hôtels. Les grandes dames fabriquaient des chapeaux, étaient couturières et lingères. Chateaubriand apprenait à lire à un petit neveu, Loquet de Blossac, lequel à neuf ans gagnait quelques sous par jour chez les trappistes à chasser avec une gaule les corbeaux qui dévastaient les récoltes ; et tout cela avec un entrain qui stupéfiait les graves indigènes, étonnés d’une insouciance qui narguait le malheur. Le soir, on se réunissait chez Malouet, chez Chateaubriand. C’était le côté intellectuel ; ailleurs on jouait, on chantait, on dansait ; les Mémoires d’outre-tombe en particulier nous ont laissé le tableau de ces souffrances si vaillamment et si gaiement endurées.

Delille, lui, paya l’hospitalité anglaise en traduisant Milton. Avec l’aide d’un émigré français, le chevalier de Mervé, d’officier devenu professeur, qui possédait à un égal degré les deux langues, en quinze mois, au prix d’un labeur assidu, il acheva le Paradis perdu. Mais cet effort pensa lui coûter la vie ; il ressentit là la première atteinte de la paralysie qui devait l’emporter.



En France, l’ordre peu à peu reparaissait. Les diverses académies supprimées en 1793 renaissaient sous le nom d’institut national (25 octobre 1795) et, le 12 décembre, Delille fut nommé membre de la 3e classe. On lui écrivait d’y venir prendre sa place ; il ne répondit pas et fut déclaré déchu de ce titre le 24 janvier 1799, pour cause de non-résidence. Il ne se décida à rentrer dans sa patrie qu’en 1802 ; par décret du 28 janvier 1803, il fut réintégré dans la seconde classe (langue et littérature françaises) qui comptait 40 membres, dont 12 de l’ancienne académie ; il y retrouvait des confrères Morellet, Ducis, Suard, La Harpe, Boufflers et autres. Bonaparte cherchait à s’attirer tous les hommes de talent.