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LE FILM COMPLET

Dans un éclair, Jekyll revit en pensée lord Carew ; il revit la scène du meurtre… ses mains se crispèrent dans un geste d’étranglement… et en même temps leurs ongles s’allongèrent en griffes… Hyde ! Hyde revenait ! D’un bond, le malheureux fut à son armoire, but à grandes gorgées au breuvage qui seul maintenant pouvait combattre, dominer l’emprise

Mais elle revint, se glissa, s’imposa dès le lendemain, plus impérieuse que jamais, et Jekyll, pour s’en dégager encore, se livra à une lutte désespérée. Cloîtré dans son laboratoire, il n’arrivait plus à se maintenir lui-même qu’en multipliant d’heure en heure les doses de son antidote.

Et le jour vint où il s’aperçut avec une terreur tragique que sa réserve arrivait à sa fin et qu’il lui manquait pour la reconstituer un élément essentiel qu’il lui avait été autrefois très difficile de se procurer.

Il envoya Jack dans tous les laboratoires, chez tous les pharmaciens, chez tous les droguistes de la ville pour essayer d’en trouver à tout prix. Chaque soir, le vieux domestique rentrait les mains vides, et lorsqu’il revint apporter enfin, après une dernière et laborieuse tournée, la promesse d’une fourniture dans le délai d’un mois, Jekyll venait d’épuiser la dernière goutte qui lui restât. Il poussa un tel cri de détresse en refermant brusquement la porte qu’il avait à peine entrebâillée pour tendre une main avide, que Jack en demeura épouvanté.

Je ne puis comprendre, dit-il en retournant à l’office pourquoi le docteur met un tel acharnement à vouloir à tout prix de cette drogue. On dirait que c’est pour lui une question de vie ou de mort. J’ai couru toute la ville sans pouvoir en trouver une parcelle, et lorsque je lui ai dit qu’il ne pourrait pas en obtenir avant quelques semaines, j’ai cru qu’il devenait fou de désespoir. On croirait vraiment que, depuis le meurtre de lord Carew, le regret d’avoir abrité ici le sinistre Hyde ait troublé sa raison. Il est temps d’intervenir pour l’arracher au tragique isolement dans lequel il se confine. Je prends sur moi d’aller chercher lady Maud et le Dr Lanyon qui, cette fois, forceront bien sa porte.

Lorsque le vieux domestique, faisant toute diligence, arriva chez la jeune fille, Lanyon se trouvait précisément auprès d’elle. Maud ne retenait pas ses larme en racontant une fois de plus le complet abandon de l’homme que malgré tout elle aimait encore et qui l’avait laissée à son deuil cruel sans même répondre à ses lettres ; et le médecin n’osait plus chercher de paroles pour la réconforter après les vaines tentatives qu’il avait faites pour revoir son ami. Il le sentait en proie à une crise terrible, mais il n’imaginait rien malgré tout, qui approchât de la réalité. Et il ne s’expliquait pas la mystérieuse disparition de Hyde, de l’assassin, que son signalement caractéristique ne pouvait laisser fuir inaperçu. Il en arrivait à penser avec horreur que Jekyll, pour quelque ténébreuse raison, le cachait peut-être encore chez lui.

Il écouta Jack, éploré, lui faire le récit de tout ce qui l’inquiétait si profondément et, accompagné de Maud, il le suivit sans hésiter, résolu cette fois à percer, coûte que coûte, le mystère.

Ce fut la jeune fille qui la première frappa à la porte du laboratoire, en disant :

— Frank, c’est moi, Maud… ouvrez-moi. Je vous en conjure…

Jekyll était à ce moment devant son miroir… Les yeux fixes, il interrogeait anxieusement ses traits, dans l’angoisse mortelle d’y voir, à tout moment, se substituer ceux de l’autre, qu’il n’avait plus aucun moyen de combattre…

Il sursauta en entendant l’appel suppliant qui arrivait à lui… Maud, malgré tout, venait, Maud, que tout son cœur adorait encore, et devant laquelle il eût souhaité pouvoir s’agenouiller… Son arrivée, au moment même où il désespérait, n’était-elle pas, peut-être, le gage, la possibilité dernière, la promesse du salut ? Il voulut le croire. Il voulut croire que le rayonnement de sa pureté ferait cette fois reculer le monstre qu’il voulait lui-même terrasser… Il courut vers la porte… Mais au moment où il allait ouvrir… ses mains… ses mains, une fois de plus, se transformaient, redevenaient les hideuses serres homicides.

Il les vit, il cria dans un râle :

— De grâce, Maud, si vous m’aimez, partez, partez au plus vite !… ne pénétrez jamais ici !

Et dans un dernier frisson d’horreur et de honte, avant d’être redevenu complètement Hyde pour la dernière fois, conscient de son impuissance définitive à maîtriser l’esprit du mal dont il était à jamais la proie, il ouvrit le chaton de la bague de Dolorès et absorba son mortel contenu.

Mais son organisme, saturé de substances toxiques, n’en ressentit pas immédiatement l’effet. Hyde s’était de nouveau substitué à Jekyll, et, grimaçant, hideux, déchaîné, il tira le verrou de la porte, appela Maud en se dissimulant derrière le battant. Maud entra d’un élan, s’arrêta étonnée de ne pas voir son fiancé, se retourna : elle vit le monstre s’avancer vers elle, les bras tendus pour l’agripper, un ricanement hideux sur sa face d’épouvante. Elle eut un cri d’agonie, bondit vers la porte, se heurta à Lanyon, s’enfuit éperdue dans la cour.

Au même moment, Hyde chancelait, tombait enfin foudroyé.

Lanyon allait se pencher sur son corps, mais il s’arrêta, la tête perdue : graduellement les traits de Hyde se transformaient, et en moins d’une minute ce fut Jekyll qui gisait devant lui, et son visage, dans la majesté de la mort, reprenait sa noble sérénité d’autrefois.

Et soudain, Lanyon se rappela, et il comprit, eut la brusque intuition de ce que son intelligence se refusait cependant à comprendre. Une immense pitié saisit son âme :

— Pauvre ami, murmura-t-il, tu as voulu violenter les mystérieux secrets de la science, et la nature s’est vengée…

Il sortit vivement, éloigna Maud…

Mais, une heure après, il retournait la chercher, la ramenait auprès de la dépouille de son fiancé tombé, lui aussi, comme lord Carew, victime de Hyde, lui apprit-il avec d’affectueux ménagements.

Son pieux mensonge n’était cependant que la vérité.

Maud veilla, en pleurs, celui qu’elle avait tant aimé.

… Et Hyde, condamné par contumace à la pendaison pour son double assassinat, demeura à jamais introuvable… Son fantôme sinistre erre partout où se trouvent le mal et le crime.


Maurice AUBYN.


Maud veilla en pleurs celui qu’elle avait tant aimé.