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LE FILM COMPLET

dans son cou, et serra, serra, avec une expression de jouissance cruelle, et comme si ce n’eût été assez, il lui martela encore, en se relevant, la face à coups de talon.

Puis, tendant subitement l’oreille, il ramassa son gourdin, rentra dans le laboratoire, se revêtit de son long manteau, et, sortant par la porte dérobée, se perdit dans la nuit.


IV


Jack avait entendu le cri poussé par lord Carew, mais comme il se trouvait à ce moment de l’autre côté de l’habitation, il ne lui parvint que très étouffé et il n’y perçut pas un appel de détresse. Ce fut donc plutôt par un simple sentiment de curiosité qu’il descendit jeter un regard dans la cour au moment même où Hyde disparaissait. Il aperçut, à la faible lueur du réverbère, le corps de lord Carew, s’approcha et demeura terrifié en constatant que ce n’était plus qu’un cadavre. Il courut au laboratoire dont la porte était demeurée entr’ouverte, appela vainement son maître, vit des meubles renversés, des traces de lutte, et donna l’alarme dans la maison, envoyant prévenir la police et chercher en hâte les amis du docteur, — Lanyon et John Utterson, — qui habitaient à proximité.

Ceux-ci arrivèrent rapidement ainsi que les détectives du poste voisin. Jack ne put que répéter le peu qu’il savait.

— Lord Carew est venu voir mon maître. Celui-ci l’a reçu dans le laboratoire. Je suis remonté vaquer à mes occupations. Au bout d’un certain temps, une demi-heure peut-être, je ne saurais dire exactement, j’ai entendu un cri. Je n’étais même pas sûr qu’il vînt de la cour. Je suis néanmoins descendu et il m’a semblé voir une ombre qui s’enfuyait : c’était, autant que j’ai pu distinguer, la silhouette de M. Hyde.

— Ah ! encore ce sinistre individu, murmura Utterson. Mais le docteur, lui, où est-il ?

— Je l’ignore. Comme je vous l’ai dit, il était là, il y a une heure ; ou il lui est arrivé malheur, à lui aussi, ou, pour une raison quelconque, il est sorti avant lord Carew.

Le laboratoire fut exploré. On n’y trouva nulle trace de Jekyll. Laissant toutes choses en l’état, en vue de l’enquête, le chef détective fit, en sortant, refermer la porte et y plaça un agent.

Lanyon et Utterson étalent atterrés. Ce meurtre inexplicable commis chez leur ami, l’absence de celui-ci, le mystère planant sur Hyde constituaient pour eux une tragique énigme. Et ils avaient encore la plus pénible des missions à remplir : celle d’aller prévenir Maud du malheur qui la frappait. Ils étendirent pieusement une couverture sur le corps de lord Carew et se dirigèrent, bouleversés, vers son hôtel.

Maud attendait impatiemment le retour de son père. Elle était tout à l’espoir qu’il allait lui ramener son fiancé. Elle s’était parée avec plus de coquetterie que de coutume, et se sentait heureuse comme elle ne l’avait plus été depuis longtemps.

Elle courut au vestibule dès qu’elle entendit le marteau résonner à la porte d’entrée, mais demeura tout à coup figée devant les visages graves et tristes des deux visiteurs auxquels elle était loin de penser en ce moment. Elle pressentait déjà un malheur.

Ce fut avec les plus grands ménagements qu’ils tentèrent de la préparer à la fatale nouvelle, lui disant d’abord que son père avait été blessé dans un grave accident, qu’on allait le ramener… Elle ne s’y trompa point et, dès les premiers mots, elle eut l’intuition que tout, hélas ! était fini. Elle éclata en sanglots, puis, au bout de quelques instants, maîtrisant sa douleur, elle exigea des détails. Les deux amis essayèrent de lui cacher le plus longtemps possible l’horrible réalité, mais, devant son insistance pour être menée sans tarder auprès du corps de son père, ils durent lui avouer qu’il avait été victime d’un meurtre inexplicable. Elle dut faire appel à toute son énergie pour ne pas défaillir, et, jetant un manteau sur ses épaules, elle les supplia de la conduire..

Pendant ce temps, Hyde s’était rapidement dirigé vers son repaire des bas quartiers. Et il riait sinistrement dans la nuit. Loin de ressentir le moindre remords de son crime, il savourait encore, en pensée, la jouissance qu’il avait éprouvée quand il avait tenu entre ses doigts le cou de sa victime pantelante, quand il avait senti sous lui, tandis qu’il serrait, les soubresauts de son agonie. Et son seul regret était de n’avoir pas pu tenir plus longtemps à sa merci ce corps, de n’avoir pas pu à loisir le meurtrir, le déchirer, se griser de la vue de son sang.

Mais il savait que les soupçons pouvaient se porter sur lui : sa récente rencontre avec Utterson, le jour où celui-ci était intervenu pour lui arracher l’enfant qu’il brutalisait, l’avait signalé à son attention et Jack ne manquerait pas, de son côté, de témoigner contre l’individu qui s’était installé mystérieusement au domicile de son maître. La police découvrirait rapidement son passage et viendrait perquisitionner dans son autre logement ; il importait de détruire au plus vite toute trace qu’il avait pu y laisser et qui fut de nature à compromettre « le docteur Jekyll ». Il y avait oublié, notamment, des lettres, un carnet de chèques. Il fallait ensuite rentrer rapidement chez lui, reconquérir sa personnalité, tâcher de répondre aux questions qui lui seraient posées, expliquer son absence, l’absence de Jekyll — au moment du meurtre, alors que Jack venait, peu auparavant, d’introduire lord Carew auprès de lui, dans le laboratoire.

Arrivé dans sa chambre, il alluma du feu, jeta pêle-mêle dans la cheminée tous les papiers qui lui tombèrent sous la main, essaya même d’y brûler son gourdin, et reprit rapidement le chemin de son vrai domicile. Il se souvint qu’il avait, en partant, oublié de refermer l’issue donnant de son laboratoire sur la cour. Il se glissa jusqu’à une fenêtre basse, constata que la pièce encore éclairée était vide. Avec précaution il y pénétra, tira les rideaux, alla donner un tour de clef à la porte de la cour où il percevait des bruits de voix, des sanglots.

Le temps pressait. Il rejeta son manteau, courut à son armoire secrète, puisa à longs traits au flacon qui devait lui rendre son aspect accoutumé. La transformation fut lente, cette fois, et quand le miroir renvoya à Jekyll son image, l’angoisse et le désespoir ravageaient ses traits.

Un vent d’épouvante passa sur lui… Il avait été Hyde malgré lui… et pour commettre un crime… quel crime, hélas !… Il avait assassiné le père de Maud !

Ses dents claquaient… Tout son corps était secoué d’un terrible tremblement… Et il entendait maintenant la voix désespérée de celle qui avait été sa fiancée, qui répétait :

— Frank ! Frank, où est Frank ?

Des pas se rapprochèrent… on essayait d’ouvrir la porte… on frappait. Jack disait :

— Le docteur est certainement rentré… il s’enferme toujours à clef quand il veut travailler.

Sous l’impérieuse nécessité d’agir, Jekyll, rassemblant tout son courage, et après un dernier regard affolé vers son miroir, ouvrit, parut sur le seuil.

Il lui fallut jouer la terrible comédie de la surprise, de la douleur. Il lui fallut subir l’épouvantable épreuve de voir Maud se jeter, en pleurs, dans ses bras, comme pour chercher auprès de lui le seul réconfort qui fût possible dans son malheur. Il lui fallut répondre aux questions de ses amis, à l’interrogatoire des magistrats qui venaient d’arriver :

Il ne savait rien… il avait reçu la visite de lord Carew qui venait le chercher pour le ramener auprès de sa fiancée… ayant une course urgente à faire, il l’avait prié de l’excuser quelques instants… il venait de rentrer… ne voyant plus lord Carew, il avait pensé que celui-ci s’était lassé de l’attendre… il s’enfermait pour travailler, quand il avait soudain remarqué le désordre insolite de la pièce… et il allait précisément sortir pour appeler Jack quand on avait frappé.