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LES TRAGIQUES.

Qui de ses bras nerveux endure les efforts,
Son corps est combattu, à soy-mesme contraire ;
Le sang pur ha le moins : le flegme et la colere
Rend le sang non plus sang ; le peuple abat ses loix :
Tous nobles et tous roys, sans nobles et sans roys ;
La masse degenere en la melancholie ;
Ce vieil corps tout infect, plein de sa discrasie,
Hydropique, faict l’eau, si bien que ce geant,
Qui alloit de ses nerfs ses voisins outrageant,
Aussy foible que grand, n’enfle plus que son ventres ;
Ce ventre dans lequel tout se tire, tout entre,
Ce faux dispensateur des commungs excrements
N’envoye plus aux bords les justes aliments ;
Des jambes et des bras les os sont sans moelle ;
Il ne va plus en haut, pour nourrir la cervelle,
Qu’un chime venimeux, dont le cerveau nourry
Prend matiere et liqueur d’un champignon pourry.
Ce grand geant, changé en une horrible beste,
A, sur ce vaste corps, une petite teste,
Deux bras foibles, pendants, des-ja secs, des-ja morts,
Impuissants de nourrir et deffendre le corps ;
Les jambes, sans pouvoir porter leur masse lourde,
Et à gauche et à droict font porter une bourde.
Financiers, justiciers, qui opprimez de faim
Celuy qui vous faict naistre ou qui deffend le pain,
Soubs qui le laboureur s’abbreuve de ses larmes,
Qui souffrez mandier la main qui tient les armes,
Vous, ventre de la France, enflé de ses langueurs,
Faisant orgueil de vent, vous monstrez vos vigueurs.
Voyez la tragedie, abbaissez vos courages.
Vous n’estes spectateurs, vous estes personages :
Car encor vous pourriez contempler de bien loing