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La Mort jouë elle-mesme en ce triste eschaffaut :
Le juge criminel tourne et emplit son urne ;
D’icy, la botte enjambe, et non pas le cothurne,
J’appelle Melpomene, en sa vive fureur,
Au lieu de l’Hypocrene, esveillant cette sœir
Des tombeaux rafraischis, dont il faut qu’elle sorte,
Eschevellée, affreuse, et bramant en la sorte
Que faict la biche après le faon qu’elle a perdu.
Que la bouche luy saigne, et son front esperdu
Face noircir du ciel les voûtes esloignées ;
Qu’elle esparpille en l’air de son sang deux poignées,
Quand, espuisant ses flancs de redoublez sanglots,
De sa voix enroüée elle bruira ces mots :
« O France désolée ! ô terre sanguinaire !
Non pas terre, mais cendre : ô mere ! si c’est mere
Que trahir ses enfants aux douceurs de son sein,
Et, quand on les meurtrit, les serrer de sa main.
Tu leur donnes la vie, et dessous ta mammelle
S’esmeut des obstinez la sanglante querelle ;
Sur ton pis blanchissant ta race se debat,
Et le fruict de ton flanc faict le champ du combat. »
Je veux peindre la France une mere affligée,
Qui est entre ses bras de deux enfants chargée.
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tetins nourriciers ; puis, à force de coups
D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnoit à son besson l’usage :
Ce voleur acharné, cet Esau malheureux,
Faict degast du doux laict qui doibt nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frere la vie,
Il mesprise la sienne et n’en a plus d’envie ;
Lors son Jacob, pressé d’avoir jeusné meshuy,