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MISERES. 43

Gras du suc innocent, s’egaiant de l’ennuy,
Stupides, sans gouster ni pitiez ni merveilles,
Pour les pleurs et les cris sans yeux et sans oreilles.
Icy je veux sortir du general discours
De mon tableau public : je fleschiray le cours
De mon fil entrepris, vaincu de la memoire
Qui effraye mes sens d’une tragicque histoire :
Car mes yeux sont tesmoings du subject de mes vers.
Voicy le reistre noir foudroyer au travers
Les masures de France, et comme une tempeste,
Emportant ce qu’il peut, embraszr tout le reste.
Cet amas affamé nous fit à Mont-moreau
Voir la nouvelle horreur d’un spectacle nouveau.
Nous vismes sur leurs pas une troupe lassée,
Que la terre portoit, de nos pas harassée.
Là de mille maisons on ne trouva que feux,
Que charongnes, que morts ou visages affreux.
La faim va devant moi : force que je la suive.
J'oy d’un gosier mourant une voix demi-vive;
Le cry me sert de guide, et faict voir à l’instant
D’un homme demi-mort le chef se debattant,
Qui sur le seuil d’un huis dissipoit sa cervelle.
Ce demi-vif la mort à son secours appelle
De sa mourante voix. Cet esprit demi-mort
Disoit en son patois {langue de Perigort) :
« Si vous estes François, François, je vous adjure,
Donnez secours de mort : c’est l’aide la plus seure
Que j'espere devons, le moien de guerir.
Faictes-moy d’un bon coup et promptement mourir.
Les reistres m’ont tué par faute de viande :
Ne pouvant ni fournir ne sçavoir leur demande,
D’un coup de coutelas l’un d’eux m’a emporté