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DE NOS BESOINS INTELLECTUELS

advenir pour la culture latine ; mais tant que du jugement unanime des hommes il existe quelque part et non ailleurs, c’est là et non ailleurs qu’il faut aller chercher la chaleur qui est une des conditions, voire un des éléments, de la vie. La faveur unanime avec laquelle mon exposé semblait avoir été accueilli par ces messieurs de France-Amérique me faisait espérer qu’il aurait au Canada le même destin. Dois-je le dire ? Divers signes m’inclinent à croire que chez nous le sentiment, sur ce sujet des rapports intellectuels entre les deux Frances, n’est pas si unanime qu’on puisse espérer le voir dès maintenant se traduire en actes.

Il y a des gens qui expliquent la déformation graduelle du vocabulaire au Canada par le génie de la langue et qui, pour cette raison même, s’en accommodent. Cela reviendrait à affirmer que le français tel qu’il se parle et s’écrit chez nous a en lui-même une vie suffisante pour se renouveler indépendamment des influences européennes. La vérité est-elle vraiment aussi consolante ? La vérité, c’est que dans le parler franco-canadien la vie intérieure — celle qui permet à une langue de se transformer par degrés tout en restant identique à elle-même — s’affaiblit chaque jour davantage.

Le génie de la langue, opérant dans des milieux différents, en arrivera à des créations différentes peut-être, mais également logiques. Le mot gratte-ciel a vu naissance de ce côté-ci de l’océan ; je crois même connaître l’homme qui s’en servit le premier. Le Français, au lieu d’adopter ce terme comme il l’a fait, aurait imaginé gratte-nues ou crève-nues que gratte-ciel n’en serait pas plus mauvais : dans l’un et l’autre cas, le terme