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raît en 1571 : comment Montaigne aurait-il pu, en mars 1571, au moment même où il expliquait pourquoi il ne publiait pas le Discours dans les œuvres de son ami, écrire qu’il allait le publier dans ses propres Essais ? À la troisième page du chapitre de l’Amitié, il rappelle qu’il « a fait mettre en lumière le livret » des œuvres de La Boëtie ; il parle de cela comme d’une chose passée, nom concomitante. C’est qu’entre la publication de 1571 et la rédaction de ce chapitre, il y a eu la Saint-Barthélémy. Ce n’est qu’après la Saint-Barthélémy que Montaigne rédige celui-ci ; il le rédige de manière à fixer l’attention sur un écrit qu’il loue grandement d’abord, dont ensuite il réprouve l’usage que d’autres en ont fait, ce qui est encore une manière de le recommander. Il est bien contraint à cette prudence : entre l’apparition des œuvres de La Boëtie et celle des Essais, de 1571 à 1880, cherchez un moment où ce n’eût pas été faire acte d’hostilité contre les Valois que de publier un ouvrage contre les tyrans, vous ne le trouverez pas.

Quelle conséquence M. Bonnefon tire-t-il de son hypothèse ? Montaigne, dit-il, ajoute et ne corrige pas. Quand il a commencé le chapitre, il avait sincèrement l’intention de reproduire le Discours ; mais les huguenots l’ayant publié dans leurs libelles avant qu’il eût imprimé son chapitre, il s’est ravisé et a refusé de lui donner asile. Si aux hommes de science, sa conduite peut paraître étrange, elle semblera toute naturelle aux hommes de lettres. Le mouvement du morceau lui agréait ; il n’a pas voulu le sacrifier, et il a eu grandement raison de le conserver, puisque c’est un de ceux que la postérité a le plus admirés.

Cette explication, qui nous montrerait Montaigne, dans le chapitre même consacré à l’Amitié, plus préoccupé de son propre succès littéraire que de la réputation de son ami, n’explique rien. Il n’est pas vrai que Montaigne « ne corrige pas » ; il corrige souvent, au contraire, comme je l’ai montré[1] ; il aurait pu modifier deux ou trois des premières lignes de ce chapitre sans rien retrancher de la beauté de son hymne à l’amitié. S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il a voulu que le lecteur attentif, « habitué à son air », à ses paroles à double entente, — et celui-là seulement —, comprît qu’il y avait quelque chose qu’il me voulait et ne pouvait pas dire.

Mais voici une remarque peut-être plus suggestive encore. Montaigne nous dit, dès les premières lignes du chapitre, que son but principal est de mettre dans tout son jour un « tableau riche et poli, et formé selon l’art », un « discours gentil, plein tout ce qu’il est possible, et qui honorera tout le reste de cette besogne ».

  1. Revue politique et parlementaire, mai 1906, p. 242-243.